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siècle, où le fameux club des hambledonians contribua puissamment à répandre de l’éclat sur un exercice populaire. Les associations de crickcters abondent maintenant dans le royaume-uni. Quelques-unes d’entre elles portent même des noms assez excentriques, tels que les all England eleven, qui se composent de onze joueurs choisis dans toute l’Angleterre, les Arlequins[1], les Orientaux, les Vagabonds et les John Zingari. Ces derniers, placés sous l’invocation d’un saint dont on chercherait vainement le nom dans le calendrier romain (John Zingari), n’appartiennent point, comme on pourrait le croire, à la tribu des bohémiens pur sang ; ce sont au contraire des gentlemen, des hommes de fortune et de naissance, mais qui semblent avoir incarné en eux l’humeur errante des gypsies. Ils se distinguent en effet des autres joueurs par l’ubiquité. En quelque lieu qu’ils se présentent, — et où ne vont-ils pas ? — ils sont reçus avec honneur dans les manoirs et les châteaux. En 1861, on les a vus jouer une partie de cricket avec des membres de la chambre des lords et de la chambre des communes. À Dublin, où ils s’arrêtèrent une quinzaine de jours pour planter leur tente, ils furent les hôtes du duc de Carlisle, et leur présence donna lieu dans la ville à une sorte de fête appelée depuis quelques années cricket carnival. Je n’en finirais pas, si je nommais tous les autres clubs. Cette tendance des Anglais à se grouper par l’attrait de certains plaisirs mérite pourtant d’arrêter notre attention. En France, les hommes se réunissent volontiers pour se réunir ; l’Anglais est peut-être moins sociable : il lui faut un but, une communauté de goûts, un lien particulier qui le rapproche de ses semblables. Ceci n’explique-t-il point comment une nation fondée en grande partie sur le principe du moi se soutient si ferme, si compacte, si unie, sans que l’individu sacrifie jamais aucune de ses libertés ? L’association volontaire par groupes et par séries est le grand contre-poids de la personnalité britannique. C’est sans doute à ce point de vue que les apologistes du cricket l’ont appelé un jeu social. Il est certain que les cricketers ne se considèrent plus comme des citoyens perdus dans la foule, mais comme les membres d’une grande famille.

Faut-il pourtant l’avouer ? ce jeu, qui exerce une sorte de fascination sur l’esprit de nos voisins, me parut froid et monotone la première fois que j’assistai à une partie de cricket. J’en faisais un jour l’observation à un gentleman d’un esprit distingué, au colonel Addison, qui me répondit : « Pour comprendre ce qu’il y a dans le jeu de cricket, il faut être Anglais. » Il me restait donc à chercher

  1. Je dois conclure d’une discussion assez vive qui s’est élevée dernièrement dans les journaux de sport qu’il y a deux clubs de ce nom, les vrais et les faux arlequins.