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son mouchoir et qui sanglotait. Le soir, elle était encore plus triste, si c’est possible ; mais elle faisait des efforts inouïs pour se contraindre devant sa sœur.

Quelle étrange enfant c’était alors : brune, menue, nerveuse, avec son air impénétrable de jeune sphinx, son regard qui quelquefois interrogeait, mais ne répondait jamais, son œil absorbant ! Cet œil, le plus admirable et le moins séduisant peut-être que j’aie jamais vu, était ce qu’il y avait de plus frappant dans la physionomie de ce petit être ombrageux, souffrant et fier. Grand, large, avec de longs cils qui n’y laissaient jamais paraître un seul point brillant, voilé d’un bleu sombre qui lui donnait la couleur indéfinissable des nuits d’été, il se dilatait sans lumière, et tous les rayonnemens de la vie s’y concentraient pour n’en plus jaillir.

— Prenons garde à Madeleine, me disait-elle dans une angoisse où perçaient des perspicacités qui m’effrayaient.

Puis elle essuyait ses joues avec colère, et s’en prenait à moi de cet accès d’insurmontable faiblesse contre lequel les vigoureux instincts de sa nature se révoltaient.

— C’est aussi votre faute si je pleure. Regardez Olivier, comme il se tient bien.

Je comparais cette douleur innocente à la mienne, je lui enviais amèrement le droit qu’elle avait de la laisser paraître, et ne trouvais pas un mot pour la consoler.

La douleur de Julie, la mienne, la longueur des cérémonies, la vieille église où tant de gens indifférens chuchotaient gaîment autour de ma détresse, la maison d’Orsel transformée, parée, fleurie pour cette fête unique, des toilettes, des élégances inusitées, un excès de lumière et d’odeurs troublantes à me faire évanouir, certaines sensations poignantes dont le ressentiment a persisté longtemps comme la trace d’inguérissables piqûres, en un mot les souvenirs incohérens d’un mauvais rêve, voilà tout ce qui reste aujourd’hui de cette journée qui vit s’accomplir un des malheurs de ma vie les moins douteux. Une figure apparaît distinctement sur le fond de ce tableau quasi imaginaire et le résume : c’est le spectre un peu bizarre lui-même de Madeleine, avec son bouquet, sa couronne, son voile et ses habits blancs. Encore y a-t-il des momens, tant la légèreté singulière de cette vision contraste avec les réalités plus crues qui la précèdent et qui la suivent, où je la confonds pour ainsi dire avec le fantôme de ma propre jeunesse, vierge, voilée et disparue.

J’étais le seul qui n’eût point osé embrasser Mme de Nièvres au retour de l’église. En fit-elle la remarque ? Y eut-il chez elle un mouvement de dépit, ou céda-t-elle tout simplement à l’élan plus naturel d’une amitié dont elle avait voulu, quelques jours aupara-