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vrai que vous ignoriez vous-même ce qui commence à vous faire souffrir, tant mieux, c’est un signe que votre cœur a retenu toute la naïveté que votre esprit n’a plus. »

« Ne me demandez pas que je vous parle de moi, mon moi n’est rien jusqu’à présent. Qui le connaît excepté vous ? Il n’est vraiment intéressant pour personne. Il travaille, il s’efforce, il ne se ménage point, ne s’amuse guère, espère quelquefois, et quand même continue de vouloir. Cela suffit-il ? Nous verrons…

« J’habite un quartier qui probablement ne sera pas le vôtre, car vous aurez le droit de choisir. Tous ceux qui comme moi partent de rien pour arriver à quelque chose viennent où je suis, dans la ville des livres, en un coin désert, consacré par quatre ou cinq siècles d’héroïsmes, de labeurs, de détresses, de sacrifices, d’avortemens, de suicides et de gloire. C’est un très triste et très beau séjour. J’aurais été libre que je n’en aurais pas choisi d’autre. Ne me plaignez donc pas d’y vivre, j’y suis à ma place. »

« Vous écrivez, cela devait être. Que vous en fassiez un secret pour ceux qui vous entourent, c’est une timidité que je comprends, et je vous sais d’autant plus gré de vous ouvrir à moi. Le jour où votre besoin de confidence ira jusque-là, envoyez-moi les fragmens que vous pourrez me communiquer, sans trop effaroucher vos premières pudeurs d’écrivain…

« Autre renseignement qu’il me plairait bien d’avoir : que devient cet ami dont vous ne me parlez presque plus ? Le portrait que vous me faisiez de lui était séduisant. Si je vous ai bien compris, ce doit être un charmant mauvais écolier. Il prendra la vie par les côtés faciles et brillans. Conseillez-lui, dans ce cas, de vivre sans ambition, les ambitions qu’il aurait étant de la pire espèce. Et dites-lui bien qu’il n’a qu’une chose à faire, c’est d’être heureux. Il serait impardonnable d’introduire des chimères dans des satisfactions si positives, et de mêler ce que vous appelez l’idéal à des appétits de pure vanité. »

« Votre Olivier ne me déplaît pas ; il m’inquiète. Il est évident que ce jeune homme précoce, positif, élégant, résolu, peut faire fausse route et passer à côté du bonheur sans s’en douter. Il aura, lui aussi, ses fantasmagories, et se créera des impossibilités. Quelle folie ! Il a du cœur, j’aime à le croire, mais quel usage en fera-t-il ?… N’a-t-il pas deux cousines, m’avez-vous dit, ce Chérubin qui aspire à devenir un don Juan ?… Mais j’oublie, en vous citant ces deux noms, que vous ne connaissez peut-être encore ni l’un ni l’autre. Votre professeur de rhétorique vous a-t-il déjà permis Beaumarchais et le Festin de Pierre ? Quant à Byron, j’en doute, et sans inconvénient vous pouvez attendre… »

Plusieurs mois s’étaient écoulés sans aucun trouble, l’hiver ap-