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avait mille obstacles connus ou inconnus, flagrans ou cachés, nés ou à naître. N’importe, je m’obstinais à n’en voir aucun. J’avais regretté Madeleine, je l’avais désirée, attendue, et vous devinez que plus d’une fois depuis son départ j’avais maudit le misérable esprit de rébellion qui m’avait aigri contre la plus enviable, la plus douce et la moins calculée des servitudes. Elle revenait enfin, affectueuse à me ravir, séduisante à m’émerveiller ; je la possédais, et, comme il arrive aux gens dont un excès de lumière a troublé la vue, je n’apercevais rien au-delà du confus éblouissement qui m’aveuglait.

Grâce à cette absence de raison, je devrais dire à cette cécité, je me plongeai dans les mois qui suivirent, comme si j’étais entré dans un infini. Imaginez un vrai printemps, rapide et déjà très ardent, comme toutes les saisons tardives, plein de riantes erreurs, de floraisons généreuses, d’imprévoyances, de joies parfaites. Autant je m’étais étroitement replié sur moi-même avant cette subite éclosion qui me surprenait dans l’engourdissement de la véritable enfance, autant je mis de promptitude à m’épanouir. Je ne demandai point s’il m’était permis de m’offrir, je me donnai sans réserve, et dans des effusions où je prodiguai ce qu’il y avait en moi de sincèrement intelligent, de meilleur, surtout de plus inflammable. Je .vous peindrais mal ce rare et court moment de désintéressement total qui peut servir d’excuse à bien des accès d’égoïsme où je tombai depuis, et pendant lequel ma vie brûla tout entière en manière d’offrande, et flamba sous les pieds de Madeleine, pure et seulement parfumée de bons instincts, comme un feu d’autel.

Nous reprîmes nos vieilles habitudes. C’était le cadre ancien embelli par le prodigieux éclat d’une vie nouvelle. Je m’étonnai de trouver tout si dissemblable, et qu’une seule influence eût pu changer la physionomie des choses au point de rajeunir tant de décrépitudes et de remplacer des aspects si moroses par de pareilles gaîtés. Les veillées étaient courtes, les soirées chaudes. On ne se réunissait plus guère au salon. On veillait soit sous les arbres du jardin d’Orsel, soit en pleine campagne au bord des prés humides. Quelquefois je donnais le bras à Julie pendant de lentes promenades faites en commun. Les grands parens suivaient. La nuit venait et faisait descendre entre nous de longs silences, autorisés par ces heures douteuses où l’on parle moins et plus bas. La ville enfermait l’horizon de ses silhouettes graves ; le bruit des cloches, des sonneries gothiques, accompagnait ces sortes de promenades allemandes où je n’étais pas Werther, où je crois que Madeleine aurait valu Charlotte. Je ne lui parlais point de Klopstock, et jamais ma main ne se posa sur la sienne autrement que comme une main de frère.

La nuit, je continuais d’écrire avec fureur, car je ne faisais plus