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la capote ouverte, la cravate relâchée, tenant à la main ces grands bâtons qui donnent à nos soldats africains un air de pèlerins héroïques. Comme la chaleur commençait à devenir accablante, la chanson de route, semblable à ces oiseaux des champs qui se cachent et dorment au milieu du jour, n’élevait plus dans l’air ses ailes joyeuses ; tout entretien même s’était éteint peu à peu. Dans ces corps forcément éveillés, les âmes faisaient leur sieste. On n’entendait guère que le bruit des grandes gamelles se balançant sur ces sacs si ingénieusement remplis où le fantassin porte toute sa fortune, et auxquels il doit le sobriquet de méfiant, sobriquet qui serait une cruelle ironie, si, né dans les rangs mêmes de l’armée, il n’avait pas le caractère inoffensif de la gaîté militaire.

On vit tout à coup les tirailleurs qui éclairaient la colonne apprêter leurs armes, et le bruit, affaibli par le grand air, de plusieurs détonations lointaines parvint à l’oreille des soldats. Laërte, qui pendant cette petite marche devait remplir les fonctions d’adjudant- major, avait obtenu l’autorisation de faire la route à cheval. Il cheminait à côté de Serpier, monté lui-même, comme presque tous les capitaines des corps d’infanterie qui résident constamment en Afrique. Serpier prescrivit au lieutenant d’aller voir ce qui se passait sur la ligne des tirailleurs. Laërte partit immédiatement aux plus vives allures d’un de ces chevaux barbes dont l’extérieur délicat cache tant de force et de généreuse ardeur. Au fur et à mesure qu’il s’avançait dans la direction du feu, franchissant les touffes de palmiers nains, dévorant l’espace, et, pour me servir d’une expression arabe, buvant l’air comme sa monture, il éprouvait un bien-être dont il n’avait pas encore joui. Il entrait dans cette région des combats comme un homme brûlé par la chaleur d’une journée de marche sous un ciel ardent entre dans le lit bienfaisant d’un fleuve.

Les détonations devenaient plus fréquentes et plus nettes; une sorte de bourdonnement passa près de ses oreilles. C’était une balle qui venait de le côtoyer dans son vol. Il eut le tressaillement d’une jeune fille qui reçoit le premier baiser d’une bouche amoureuse. Il lui semblait qu’un poids était enlevé de son cœur, qu’un bandeau était arraché de ses yeux. Il goûtait enfin dans toute sa plénitude le bonheur triomphant de l’initié. Au moment même où il arriva sur la ligne des tirailleurs, il sentit sa jambe saisie par un soldat près duquel il avait poussé son cheval. Le plomb d’un Arabe venait de briser le crâne de cet homme. Le mourant s’était accroché en tombant à l’objet qu’il avait senti près de lui, l’étrier de Laërte fut rougi, et des fragmens de cervelle jaillirent sur sa botte; mais qu’importaient de semblables détails à ce jeune illuminé de la foi guerrière? A cet instant même, ses regards se repaissaient de tous les attraits d’un spectacle désiré.