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que l’émir était dans leur voisinage, les Arabes commençaient à frémir comme les épis à l’approche d’une tempête. Les officiers, qui avaient acquis déjà la connaissance de cette nation mobile, étaient informés, par d’infaillibles symptômes, des moindres mouvemens d’Abd-el-Kader. Sur la foi des observations les plus récentes, on s’était mis en marche militairement, sans croire néanmoins à d’imminentes attaques. Ainsi Serpier, sachant combien il est fatigant pour la cavalerie de régler ses allures sur celles des troupes à pied, avait ordonné à la division de spahis placée sous ses ordres de monter à cheval deux heures après le départ de l’infanterie. Le jour n’était pas encore levé, quand le convoi, escorté par les fantassins, quitta les murs d’Alger et s’engagea dans la plaine. Quelques maisons mauresques apparaissaient seules au sortir de la ville, dans cette campagne où s’élèvent aujourd’hui tant de villas opulentes. Ces maisons muettes et mornes, avec leurs grandes murailles sans ouvertures sur le dehors, étaient d’un aspect inquiétant ; elles ressemblaient bien moins à des sentinelles amies qu’à des sentinelles malveillantes vous indiquant d’un air narquois des périls où elles souhaitent en secret de vous voir tomber. Bientôt du reste les traces mêmes de cette vie sombre et défiante disparurent tout à fait ; on entra dans de vastes espaces uniquement occupés par une herbe rare, des figuiers de Barbarie, quelques aloès solitaires et la cohue des palmiers nains. On passait près de lieux que Fon savait habités d’ordinaire par des tribus, et nulle créature humaine ne se montrait. Rien n’est pour les gens de guerre un indice plus certain de lutte prochaine que cette paix profonde et cette solitude comme affectée dont les pays où ils s’avancent prennent tout à coup l’aspect sous leurs pas. Serpier dit en souriant à Laërte, qui marchait auprès de lui : « Je trouve qu’il y a aujourd’hui de la poudre dans l’air. »

En continuant à marcher, le jeune commandant de la colonne vit au sommet d’une colline qui s’élevait à l’horizon un léger nuage de fumée. Il savait que ni tentes ni gourbis ne devaient se trouver dans cette direction. Évidemment le spectre aérien qui se perdait sur un ciel bleu, dans la lumière éclatante du soleil, devait être un signal. Serpier alors s’arrêta: il appela le capitaine Bautzen, et lui montra la vapeur révélatrice que l’œil exercé de ce vieux routier africain avait aperçue déjà. Les deux officiers eurent une rapide conférence. À l’issue de ce colloque, Bautzen rejoignit sa compagnie, qui marchait en tête du convoi, détacha quelques zéphyrs en éclaireurs du côté où l’on avait signalé la fumée ; puis le convoi poursuivit sa route. On avait franchi plus d’une lieue depuis cet incident, et rien de nouveau ne se produisait. Les soldats de la légion, dont un moment l’attention s’était éveillée, avaient même repris leur insouciance habituelle ; ils marchaient le fusil à la grenadière,