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n’était pas éteinte : il croyait fréquemment encore avoir laissé une moitié de son âme au-delà des mers. En cela, il ne se trompait pas; seulement cette moitié de son âme dont il était dépouillé, c’était ce membre coupé par un instrument terrible de guérison, dans lequel nous souffrons encore, mais que nous ne devons plus jamais ressaisir. La partie mutilée qui lui restait, rendue cruellement à la santé, acquérait chaque jour à son insu une nouvelle vigueur.

On comprend la forte et soudaine impression que Serpier produisit sur Laërte. Pendant le dîner, qui se passa gaîment, la conversation fut générale. La guerre en fit les frais. Cette matière fut traitée par tous les convives sans forfanterie et sans pédantisme. Les actes de la plus brillante valeur et quelquefois même de la plus excentrique audace étaient racontés avec discrétion et simplicité. Nul ne disait ce qu’il avait fait, mais chacun disait, on le sentait, ce qu’il était capable de faire. L’esprit régnant dans ces discours était l’esprit militaire dans sa pure essence, c’est-à-dire le sentiment opposé à ce je ne sais quoi de trop accentué qui marque les anecdotes héroïques sur les lèvres des hommes même les plus braves, quand le danger n’est qu’un accident de leur existence. Aussi Zabori se trouvait-il parmi les siens. Il goûtait ce plaisir délicat, cet agréable et doux bien-être qu’éprouvent dans une société de leur choix les gens épris de la bonne compagnie. De belles Maltaises aux chevelures opulentes et aux larges poitrines, semblables à des cariatides ambulantes, faisaient le service de la table. On prit le café dans la salle où l’on avait mangé. Chacun alors alluma une pipe ou un cigare, et l’entretien se morcela. Yves et Laërte, qui pendant le dîner avaient à certaines paroles déjà reconnu leur incontestable parenté morale, entrèrent rapidement dans une première intimité. Sans raconter tous les événemens de sa vie, Zabori en dit assez pour faire comprendre à son nouveau compagnon de quel monde il sortait et par quelles lois il était gouverné. Serpier laissa voir de son côté quelques-uns des aspects les plus originaux et, si l’on peut parler ainsi, les plus pittoresques de sa nature. Ces deux jeunes gens s’avouèrent que pour eux la guérie était un culte et le péril un refuge: seulement ils n’embrassaient pas avec des mains également pures l’autel où leur dieu rayonnait. Yves était poursuivi par des fantômes mélancoliques, non point par des spectres vengeurs: il n’avait point rompu avec sa patrie; il pouvait associer les plus saintes émotions de son âme à l’émotion du combat. Laërte au contraire était condamné à aimer le danger pour le danger même. Pour lui, il n’y avait point de drapeau. L’épée frappant au hasard, instrument irresponsable d’une volonté inconnue, était le signe unique de sa foi.

Serpier, dès qu’il eut compris dans quelle situation se trouvait Laërte, fut saisi d’une compassion indicible pour le compagnon que