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occurrences; c’est là une des plus étranges vertus de cette histoire simple et infinie que l’humanité fit au fond de son cœur presque autant que dans la tradition. Le soleil d’Afrique, qu’il avait salué avec tant de joie le matin, lui parut comme une verge enflammée qui le flagellait. Il croyait sentir sur ses épaules le poids d’un instrument de supplice, et il hésitait à porter la main à son front, où perlaient des gouttes de sueur, il craignait de retirer ses doigts pleins de sang. Je ne passe aucune de ces impressions sous silence, parce que je veux appeler l’attention sur un homme créature de Dieu, non point sur un héros fictif, création d’une imagination terrestre. La vérité d’ailleurs ici comme en toute occasion est la meilleure loi à suivre; elle nous montre le rôle souvent vengeur que se réservent les instincts habituels de notre âme dans ces existences excentriques parées de périlleuses séductions.

Le major qui commandait le dépôt n’avait pas un extérieur de nature à ramener la gaîté dans l’esprit du jeune Hongrois. C’était un grand homme chauve, d’une cinquantaine d’années, rongé par les fièvres d’Afrique, et qui n’avait rien de militaire au premier abord, ni dans ses traits, ni dans sa tenue. Laërte le trouva dans une petite chambre devant un bureau chargé de paperasses, vêtu d’un pantalon garance taché d’encre et d’un vieux pardessus bourgeois d’une couleur olivâtre. Ce personnage de triste mine portait à son bureau des lunettes bleues, qu’il releva pour contempler le nouvel officier de son régiment. Or rien n’est d’un aspect plus fantasquement pénible que des morceaux de verre se soulevant au-dessus de deux yeux dont ils laissent à découvert la rougeur maladive, pour s’établir comme l’appareil visuel du cyclope au milieu d’un front chauve. Les Hongrois, comme les Italiens, sont sujets à toute sorte de menues superstitions, et la physionomie du major fut particulièrement désagréable au comte Laërte. Cependant la tristesse de Zabori fut dissipée par un vif et soudain rayon de joie. Le major lui apprit que dans quelques jours il partirait avec des hommes qui quittaient le dépôt, et irait prendre son service dans un des bataillons de guerre; puis le nouvel officier de la légion fut invité par son chef à un dîner de réception qui devait avoir lieu le soir même.

Une sorte de cabaret situé dans le voisinage de la forteresse était le lieu modeste où les officiers du dépôt se réunissaient pour prendre leurs repas. Alger n’était pas alors la ville européenne qu’elle est devenue aujourd’hui. En tout temps d’ailleurs et en tous lieux, les officiers savent s’accommoder de ce que leur fournit le grand maître de leur existence : le hasard. Laërte se dirigea donc à six heures vers l’hôtellerie où, sous l’invocation de Notre-Dame, un Maltais, naguère pirate, continuait sa carrière de déprédation. Pour-