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Mme Swetchine, l’exil, c’est de rentrer dans sa patrie, qu’elle aime pourtant, et c’est avec supplication qu’elle implore de rester dans un pays où se font des révolutions qu’elle déteste. Dans les regrets de l’exilée comme dans les préférences de l’étrangère, n’y a-t-il pas un hommage semblable ? Seulement, j’ose le dire, le regret de Mme de Staël est plus touchant, parce qu’on sent frémir la fibre française ; la préférence de Mme Swetchine, sans laisser d’avoir son prix, est surtout le goût d’une personne du monde qui s’est fait une assez grande place dans notre société pour s’y plaire.

Le sens de la société française moderne échappait entièrement à Mme Swetchine, et dans le mouvement de nos révolutions, où elle a été mêlée, ne fût-ce que comme spectatrice, qu’elle décrit souvent d’un trait piquant, ce serait une singulière complaisance de l’amitié ou une étrange illusion de la représenter comme portant en elle un instinct religieusement libéral. On abuse fort de ce mot de libéralisme, on le met partout, même dans la vie et dans les opinions d’une grande dame russe. « En politique, dit M. de Falloux, Mme Swetchine était fermement et profondément monarchique, mais en très grande garde contre les tendances vers le pouvoir absolu… Elle avait en aversion tout ce qui est arbitraire, violent ou hypocrite ; elle le tenait pour une offense à la dignité humaine, à la vie morale… » Je le veux bien, je me figure surtout que M. de Falloux trace un portrait idéal où il met tout ce qu’il désire ; mais enfin le libéralisme de Mme Swetchine va jusqu’à voir dans un acte de l’empereur Nicolas une manifestation visible de la loi de Dieu. Et qu’on le remarque bien, ce n’est pas seulement lorsqu’elle aurait pu songer à sauvegarder sa situation par un excès de respect qu’elle parle ainsi ; même quand il est mort, l’empereur Nicolas reste à ses yeux le type suprême de la grandeur morale. « Jamais la prévision de la fin de ce grand règne ne s’était présentée à mon esprit, écrit-elle, et certes je ne me serais pas crue destinée à voir deux empereurs Alexandre en lutte avec deux empereurs Napoléon. Chaque jour, de nouveaux détails plus solennels et plus touchans nous reportent à ce lit de mort, où de si grands exemples ont été donnés. C’est là que l’élévation de l’âme de l’empereur Nicolas s’est révélée au monde comme elle s’était révélée à lui-même le jour de son avènement. » C’est après tout une personne avisée, qui s’intéresse aux efforts du libéralisme religieux français, mais qui en même temps retire sa souscription à l’Avenir le jour où l’empereur Nicolas est un peu éclaboussé. C’est une catholique sincère, mais qui est encore plus Russe, et qui, le jour où une nation catholique comme la Pologne se lève, écrit : « Dieu veuille que la force matérielle manifeste la justice ! »