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vrai, ceux qui se confient à elle périssent dans ses embrassemens. Peut-être du reste son véritable charme est-il ce magnétisme de la mort qu’elle recèle éternellement.

Le navire sur lequel s’embarqua Laërte s’appelait la Panagia ; c’était un petit brick de commerce commandé par un vieux marin qui se nommait Mégas. Ancien compagnon de Canaris, le patron de la Panagia depuis longues années se livrait à une existence tranquille. Cependant ses traits énergiques portaient encore l’empreinte de ses aventures passées, et ses états de service semblaient inscrits sur son large front, tout sillonné de rides que l’on eût pu prendre pour des cicatrices. Ce marin prit Zabori en amitié et lui donna la meilleure cabine de son petit bâtiment. Il partageait ses repas avec le gentilhomme hongrois sur le pont de son navire. On était alors au mois de février, et en dépit de cette saison chère aux tempêtes jamais la Méditerranée n’avait présenté une surface plus paisible. Un soleil de printemps se jouait sur ses ondes d’un bleu clair à reflets argentés. Après le déjeuner, Laërte se couchait sur l’arrière du brick dans cette joyeuse lumière, et alors le fardeau que sa dernière action lui avait légué paraissait plus léger à son cœur. Comme tous les Allemands de distinction, il avait été nourri de ces belles lettres grecques et latines dont l’esprit germanique accommode si ingénieusement la nature sereine à sa profonde et vague nature. Aussi, penché sur ces flots où les muses de Sicile se baignèrent autrefois les pieds, il croyait voir des sourires consolateurs qui le relevaient de ses fautes et des bras indulgens qui se tendaient vers lui. Il se rappelait le chœur des océanides venant enchanter les douleurs immortelles de Prométhée. Toutefois, quand le soleil disparaissait, il retrouvait dans les ténèbres nocturnes les fantômes intérieurs dont une clarté païenne l’avait un instant délivré, et il sentait, pour conjurer ces spectres, le besoin d’un exorcisme plus puissant que le charme voluptueux du monde visible. Il comprenait que la Vénus d’Épicure et de Lucrèce, quoi qu’en aient dit les plus beaux vers de l’antiquité, n’a pas reçu le don de panser et surtout de guérir les plaies secrètes de notre âme, que le baume réclamé par ces blessures ne peut tomber des ailes d’aucune brise. Il se disait que la douleur peut être uniquement vaincue par les choses douloureuses, et le sombre amour des plaines ensanglantées où son destin le poussait s’élevait en lui avec une force nouvelle.

La traversée dura longtemps. Les souffles de la mer se vengent sur les bateaux à voiles de la résistance méthodique et sûre qu’ils trouvent dans les bateaux à vapeur. Ils abusent de ces derniers hochets que les hommes leur laissent encore pour quelques jours. Laërte eut à subir une tempête qui le retint une semaine entière