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nêtes ; mais a-t-elle jamais reçu quelques-unes de ces bénédictions fougueuses qui poussent notre âme jusqu’au seuil du ciel, et vont d’avance ébranler pour nous des portes redoutables? Voilà ce que j’ignore. Cependant maintenant encore le soir, dans l’ombre du salon où elle réunit un cercle d’habitués pleins d’admiration pour ses grâces sérieuses, quelques personnes croient retrouver dans ses yeux les lueurs de cette flamme fugitive qui égara Zabori. Pour ma part, je suis persuadé qu’il y a des esprits emprisonnés dans l’enveloppe humaine aussi durement que dans l’enveloppe des bêtes. Suivant le degré de leur énergie, ces hôtes captifs se précipitent avec d’impuissans efforts contre les barreaux de leur geôle, ou se résignent doucement à leur existence de prisonniers, et se bornent de temps en temps à faire derrière ces barreaux quelque mélancolique apparition. Je livre pour ce qu’elle vaut du reste une explication qui est peut-être bizarre sans être nouvelle. Ce qui est certain, c’est que la comtesse Zabori ne s’est jamais manifestée à personne et particulièrement à son mari, qu’aurait peut-être sauvé une manifestation.

Laërte arriva en peu de jours à Venise. Cette ville agit fortement sur son esprit; il n’y resta point cependant. Il était impatient de quitter un pays dont il se sentait proscrit par les lois les plus impérieuses. Puis il se serait reproché de goûter le genre de distraction que Venise pouvait lui offrir. Cette âme ardente et altière était pleine de délicatesses secrètes; elle s’élançait vers le bonheur qui lui était permis, mais elle reculait devant les jouissances qui ne lui semblaient pas en harmonie avec la formidable responsabilité qu’elle venait de prendre devant Dieu. Malgré sa jeunesse, Laërte était de bonne foi en songeant que désormais il étreindrait la vie par ses côtés les plus sérieux. Le meurtre que les implacables vouloirs de sa nature lui avaient imposé le condamnait dans sa pensée à une sorte de réclusion morale. Il se regardait désormais comme un membre de ces ordres guerriers et monastiques qui ont réalisé en des âges disparus le rêve des âmes pieusement violentes.

Laërte s’embarqua un matin sur un navire grec qui partait pour l’Algérie. C’était un navire à voiles il est vrai, ce qui le menaçait d’un long trajet; il n’hésita point. Un autre moyen de transport l’aurait forcé à une trop longue attente, puis il sentait le besoin d’être bercé sur le sein de la mer. Sans professer pour la mer ce culte voisin de l’idolâtrie que lui ont voué tant d’esprits élevés et de fiers génies, je ne méconnais aucun de ses attraits ni aucune de ses vertus. Je m’incline surtout devant sa puissance intime d’intervention dans les luttes orageuses qui se passent en nous : c’est comme une gracieuse et terrible nourrice qui sait nous apaiser tantôt par ses murmures et tantôt par ses sourires. Quelquefois, il est