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à la mort, et comme il n’était point accompagné d’un valet de pied, il remplaça près de ses chevaux le cocher qu’il venait de charger d’une mission. Je n’ai point voulu omettre ce détail malgré ce qu’il a d’infime, parce qu’il achève, suivant moi, de donner à cette scène étrange son caractère de terreur. Le cocher reparut avec des armes qu’il tendit à son maître. Laërte alors reprit place auprès de son beau-père, et on se remit en route. On parvint à un endroit situé à quelques lieues de Vienne, où Zabori avait déjà plus d’une fois vidé des affaires d’honneur. C’était un petit bois traversé par des allées assez spacieuses et cependant couvertes. Le terrain, sans trop d’inégalité, se prêtait particulièrement aux combats à l’épée. On choisit cette dernière arme. Malgré son âge avancé déjà, le prince de Strénitz cultivait l’escrime, art auquel il n’avait jamais demandé toutefois qu’une élégante et salutaire distraction. Dans les terribles circonstances où l’écart inattendu de son humeur l’avait placé, il remercia le ciel de la science qu’il avait cultivée, et se dit qu’il était en état de se défendre avec succès, même contre un homme infiniment plus jeune et plus belliqueux que lui; mais il devait bientôt apprendre la différence profonde qui existe entre les dons de l’art et ceux de la nature. Laërte était né avec l’amour et l’intelligence de l’épée. il avait pour cette arme, qui est la souveraine et la mère de toutes les armes offensives, un sentiment de vénération et de tendresse. Un de ses aphorismes était qu’un coup d’épée bien donné vaut mieux que le plus beau poème, la plus fière statue et le plus splendide tableau. Le développement incontestable des facultés intellectuelles chez lui, son aptitude à tous les travaux de la pensée donnaient dans sa bouche de la force à cette maxime. Du reste, qu’il eût raison ou tort, voilà ce qu’il disait en toute sincérité.

Les deux adversaires parvinrent au milieu d’une allée où ils s’arrêtèrent d’un commun accord. L’absence de témoins donnait à ce duel un aspect froidement farouche. On sentait que ce combat singulier n’avait rien de commun avec ceux qui se livrent d’habitude. Tout sentiment d’humanité, toute possibilité de merci en étaient impitoyablement bannis. Au lieu de cette divinité complaisante que l’on déclare si facilement satisfaite, de cet honneur banal qui préside aux duels dans la personne de témoins indulgens, la mort seule présidait à la lutte qui devait se passer au lever du jour dans ce lieu solitaire. Le gendre et le beau-père se mirent en garde. Zabori, dès que son fer se fut croisé avec celui du prince, oublia tout ce qu’avait de funeste et de réprouvé le combat où il était engagé: il ne songea plus qu’à se livrer au charme entraînant d’une action guerrière. La force du prince, malgré ce qu’elle avait d’inférieur à la sienne, était suffisante pour le stimuler; mais l’inspiration était du côté de Laërte, et l’inspiration sera toujours victorieuse de la