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demeura la maîtresse cachée du prince de Strénitz. Ce diplomate, âgé déjà et sur le point d’aller rendre à Dieu un compte assez embrouillé, avait ces tristes mœurs des hommes qui ont été uniquement appliqués à remplir les devoirs et à suivre les lois de ce monde. Malgré l’aversion qu’il avait toujours témoignée pour le XVIIIe siècle et ses philosophes, c’était un vieillard licencieux qui aurait mérité de figurer dans les petits soupers du roi de Prusse. Il s’était pris pour Inès d’une tendresse sénile qu’il avait encore la force de dérober aux yeux du public, mais qui chaque jour produisait de plus grands ravages dans sa personne intérieure. La plaie qui rongeait sa poitrine sous sa tenue d’une dignité correcte n’en était pas moins profonde et moins vive pour être invisible; heurtée à chaque instant par mille obstacles qu’il ne lui était point permis de signaler, elle lui faisait souffrir d’atroces douleurs. Il n’avait pas pourtant ce scandaleux chagrin de savoir que son gendre l’avait traversé dans ses illicites amours. Mille indices lui avaient fait supposer qu’Inès éprouvait une passion dont il n’était point l’objet, mais il ignorait sur qui s’était porté le caprice impétueux de la danseuse. Voici de quelle manière tragique la vérité lui fut révélée.

Une nuit, après une représentation où Inès avait posé son joli pied sur les cimes les plus élevées de son art, il se laissa entraîner à un acte contraire à toutes ses habitudes de discrétion et de prudence. Au lieu de se rendre à une partie solennelle de whist pour laquelle il était attendu à son cercle, il eut la vulgaire et fatale pensée d’aller à l’improviste chez une courtisane qui ne l’attendait pas. Il pénétra dans les appartemens d’Inès, sans tenir compte de la résistance que lui opposait une soubrette épouvantée. Il ne tarda pas à rencontrer le plus terrible châtiment des jaloux, c’est-à-dire à voir par ses propres yeux combien sa jalousie était fondée; mais on peut juger de la colère qui vint se joindre à son désespoir, lorsqu’il reconnut dans celui même qui lui enlevait « Mlle de Lara » le mari de sa propre fille, le comte Laërte Zabori. Sortant cette fois de toute réserve diplomatique, animé de cette frénésie avec laquelle les hommes se jettent dans les défauts qui sont opposés à leur caractère habituel, il se livra vis-à-vis de son rival à la plus grotesque et à la plus déplorable colère. Mêlant dans une incroyable homélie les griefs de l’amant trahi à ceux du beau-père irrité, il accabla Laërte d’invectives qui auraient poussé à la raillerie la moins ironique des natures. Un sourire moqueur, qui parut fatalement sur les lèvres de son gendre, porta au comble l’exaspération du prince. En proie à une véritable ivresse qui rendait sa voix tremblante et son pas incertain, il s’approcha du dernier rejeton des Zabori, et sur ce noble visage, qui n’avait jamais eu à rougir de l’appréhension même d’une insulte, il appliqua une main conduite par un esprit infernal.