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venue demander un asile. Elle n’entre pas dans notre esprit ; elle l’avoue elle-même, elle n’oublie pas « qu’elle est Russe au milieu de Français, » et ce n’est pas sans raison qu’à son impartialité universelle et à sa manière d’arranger toutes choses on répondait quelquefois par un mot qui la froissait, au dire de M. de Falloux : « Vous ne pouvez comprendre cela, vous êtes étrangère. » Ce qu’elle aime en France, c’est la sécurité pour sa vocation religieuse, c’est la facilité de la vie, c’est cette grande scène offerte à son activité, c’est la liberté de prier dans son oratoire et de recevoir dans son salon une société choisie, et elle s’attache si bien à ses habitudes qu’elle ne pourrait les rompre sans déchirement. Tel est le combat qui se livre dans son âme, que la pensée seule de rentrer dans cette Russie qu’elle aime, qui est sa patrie, est une obsession, une terreur pour elle.

Elle fut pourtant un jour menacée d’être rappelée par ordre. Liée depuis longtemps avec Mme de Nesselrode, elle avait pu d’abord se soustraire à l’obligation de rentrer, imposée à tous les Russes après la révolution de 1830. Des rapports malveillans éveillèrent sans doute les ombrages de l’empereur Nicolas, qui était sur le point, en 1835, de lui retirer à elle et à son mari l’autorisation d’habiter la France. Mme Swetchine en frémit. Sa vie était si bien organisée, son cher oratoire était là, son mari était vieux. Elle partit en plein hiver pour Pétersbourg, et elle réussit, sans grande peine vraisemblablement, à détourner le coup. Elle put rentrer en France pour n’être plus troublée. Chose curieuse cependant et qui ressemble à un hommage rendu à notre pays ! Mme de Staël, elle aussi, s’est trouvée avoir affaire au grand pouvoir de son temps, à Napoléon, qui ne la rappelait pas, qui la voulait au contraire loin de lui. Exilée à Coppet ou à une certaine distance de Paris, elle rôdait en quelque sorte autour du cercle interdit, comme pour trouver une issue ; elle avait la nostalgie de la France et de Paris. Un des fils de Mme de Staël alla se présenter à Napoléon à Chambéry pour lui demander la révocation de cet exil. « Non, répondit Napoléon, dites à votre mère que tant que je vivrai elle ne rentrera pas à Paris. Elle ferait des folies, elle verrait du monde, elle ferait des plaisanteries : elle n’y attache pas d’importance ; mais j’en mets beaucoup, je prends tout au sérieux… Pourquoi votre mère veut-elle venir se mettre immédiatement à la portée de cette tyrannie, car vous voyez que je tranche le mot ? Qu’elle aille à Rome, à Naples, à Vienne, à Berlin, à Milan, à Lyon ; qu’elle aille à Londres, si elle veut faire des libelles… Il n’y a que votre mère qui soit malheureuse quand on lui laisse toute l’Europe… » Elle était malheureuse en effet, car, pour elle, l’Europe n’était rien ; ce qu’il lui fallait, c’était Paris et la France. Pour