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pieds de la créature pour laquelle il avait le plus soupiré. Cette force impitoyable l’obligeait à se relever et à se mettre en marche. On connaissait à Vienne cette funeste infirmité de son caractère, et ce défaut avait contribué, au moins autant que toutes les qualités dont son esprit et son corps étaient ornés, à faire de lui ce jouet de mille vouloirs capricieux, de mille passions tyranniques que l’on appelle si improprement un homme à bonnes fortunes. Les femmes ont certes une grande supériorité sur nous dans les parties vives et fines de l’intelligence; cependant, par certains côtés tenant à ce qui fait le fond même de leur vie, elles sortent presque de la race humaine, elles obéissent à cet esprit de routine, attribut heureux ou funeste des espèces inférieures auquel le castor doit son domicile et la souris son trépas. L’inconstance avérée est pour un homme un moyen certain de succès; la curiosité et l’orgueil donnent des ailes aux âmes féminines pour les pousser au-devant de ces tristes victorieux que l’on sait n’être satisfaits par aucune de leurs victoires. Maintes beautés s’étaient crues réservées à l’honneur d’enchaîner Laërte, et toutes jusqu’à présent, avec plus ou moins de chagrin ou de dépit, tenaient en main un bout de la chaîne brisée, tandis que leur captif d’un instant poursuivait joyeusement sa course.

Eh bien ! le comte François Zabori ne fut point cependant aussi mal accueilli qu’il le craignait lorsqu’il parla de mariage à son neveu. Il est vrai que dès le début de son discours il nomma la princesse Antoinette Strénitz, et ce nom fut tout-puissant sur celui qu’il s’agissait de subjuguer. La jeune princesse avait un visage pâle, qui semblait éclairé par une lumière intérieure. Ses grands yeux noirs, malgré une expression chaste et digne, avaient l’air de contenir mille doux secrets. Sa bouche, d’un dessin gracieux et pur, était un sanctuaire où se tenait presque toujours ce silence dont les Orientaux font un dieu d’or. Quand par hasard elle parlait, aucune de ses paroles ne déchirait le voile mystérieux dont elle était entourée; c’était enfin, pour me servir d’une comparaison bizarre, une sorte de masque ingénu traversant la vie sous les longs plis d’un domino virginal.

On comprend l’attrait qu’une semblable femme pouvait exercer sur une imagination comme celle de Laërte. Quelle joie de pouvoir écarter les blanches draperies de cette Isis ! Puis le mariage, précisément même par ce qu’il a d’audacieux, d’extrême, d’irrévocable, tentait cette nature, disposée à accepter tous les défis. Laërte n’opposa donc aucune résistance aux projets de son oncle, et se laissa docilement conduire près de la princesse Strénitz. Présenté officiellement à la jeune fille, il commença avec autant de recueillement que de bonne grâce ce noviciat de l’hyménée, petite comédie pastorale placée par la tradition sociale avant le terrible drame du