Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/974

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

taure Chiron en personne qu’il n’aurait pas eu membres plus solides, plus propres à s’associer aux mouvemens d’un cheval, à supporter les fatigues de la chasse et de la guerre. Le comte François se promit de poser le plus tôt possible sur cet être robuste le joug de l’hyménée, et en attendant l’heure désirée d’un mariage salué par ses plus ardentes espérances, de n’imposer aucune fatigue de cervelle au descendant des Zabori; mais une nature comme celle de Laërte, par cela même qu’elle ne subissait aucune contrainte, était appelée à faire des progrès que toute oppression aurait arrêtés. Sans négliger aucun de ces exercices du corps où il plaçait son orgueil et son bonheur, le jeune homme mena volontairement cette vie de la pensée à laquelle l’avait initié sa mère; avec une enthousiaste candeur, il posa sa main hardie sur la main de la poésie, cette éternelle fiancée des cœurs allemands.

Il forma dans les livres, avec les hommes illustres de sa patrie, ces saintes amitiés dont la chaleur s’associe à celle de nos jeunes années. Il aima Goethe. Schiller, Jean-Paul, et adopta pour famille les créations de ces génies. Le désir lui vint même, en cette féconde société, de devenir créateur à son tour. Il fit quelques chansons de printemps, toutes rayonnantes d’un gai soleil, et quelques odes guerrières où l’on sentait le cri sincère d’une âme faite pour les étreintes du péril. Dans une fête que donna le comte François, de nombreux invités applaudirent un soir à un essai dramatique où se révélaient vraiment quelques qualités originales. Laërte avait mis en vers une légende féodale des bords du Rhin, et les grandes figures qu’il n’avait pas craint d’évoquer étaient animées par des souffles assez puissans pour les faire mouvoir. Cette œuvre eut un succès de plus franc aloi que les succès savourés d’habitude par les poètes de salon.

Le comte Laërte Zabori était donc devenu, à vingt ans, un homme justement apprécié de la société la plus élevée et la plus polie; mais la passion qui en définitive était la véritable maîtresse de son cœur n’avait point disparu dans cette existence facile et aux apparences efféminées. S’il aimait la poésie, c’était surtout pour les moyens magiques qu’elle nous fournit de nous transporter dans les régions où nous appellent nos instincts. Quoique forcément idéal et platonique, son amour natif pour la guerre n’avait rien perdu de son énergie. Tout en caressant dans l’avenir les combats qu’il attendait avec cette foi qui entraîne les hommes à vocation vers les choses auxquelles Dieu les destine, il ne négligeait aucun des petits périls que le présent pouvait lui fournir : il daguait le sanglier avec adresse et audace, il arrivait sur le cerf avec les chiens, montait tous les chevaux réputés dangereux, et surtout éprouvait une joie profonde quand, malgré la douceur croissante des mœurs modernes, il pouvait, au nom de l’honneur, tenir quelqu’un au bout de son épée.