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à se façonner des régimes d’oppression qu’elle ne pourrait pas supporter et à les briser violemment pour n’y substituer que d’autres tyrannies insupportables, condamnée à être sans cesse mécontente de son sort sans pouvoir l’améliorer, à vivre dans la haine du passé et du présent sans trouver la route de l’avenir, à s’indigner de son asservissement sans pouvoir fonder la liberté.

Que l’on parcoure des yeux l’Europe : en quelque lieu que la renaissance ait établi son empire, ce ne sont pas des Shakspeare ou des sociétés maîtresses de leur sort, ce n’est pas la liberté d’imagination ou la liberté civile que l’on rencontrera; ce sont des Jodelles et des grammaires, des arts de gouverner les corps et les âmes, arts poétiques, arts de raisonner, de se sauver, de se faire aimer : de tous côtés, des orthodoxies unes et indivisibles appuyées sur des chefs-d’œuvre d’administration qui s’appuient eux-mêmes sur la force. Et il n’y a pas moyen de couper en deux la révolution pour condamner ses crimes en glorifiant ses principes et pour n’attribuer la catastrophe finale qu’à de malheureux entraînemens qui seraient venus gâter la cause de ses excellentes idées. Les excès sont sortis de la même source que les théories. Avant qu’aucune injustice eût été commise et qu’on pût seulement prévoir l’occasion d’en commettre une seule, avant et pendant ce beau délire d’extase et d’attendrissement où les hommes s’appelaient citoyens du monde dans leur joie d’avoir découvert la vérité qui allait faire du monde une seule famille, et où leurs bras n’étaient pas assez vastes pour embrasser tous les peuples, tant ils aimaient d’avance en eux les frères et les disciples qui ne pouvaient manquer d’acclamer leurs idées dès qu’ils les connaîtraient, — même alors, l’extravagance des illusions renfermait la fureur des mécomptes: les élans d’amour annonçaient que 93 serait incapable de comprendre les dangers de la violence, comme 89 était incapable de prévoir aucune opposition; ils signifiaient une foi insensée qui, à la première résistance, à la première déception de ces espérances d’assentiment universel, ne saurait recourir qu’à la force.

Jusqu’où même devait aller l’emportement de la force, cela aussi avait été décidé depuis des années par les fautes des pères et par l’éducation qu’ils avaient donnée aux esprits. Il était écrit que cet emportement serait sans frein et sans limites, parce que le XVIIIe siècle avait été sans limites dans sa confiance en ses idées, sans mesure dans son défaut de conscience, sans bornes dans son impuissance à reconnaître les incompétences de la raison humaine. Les hommes alors n’étaient plus que des moitiés d’hommes : ils avaient entièrement perdu le sens intérieur. Ils étaient incapables de tourner leur attention sur eux-mêmes et sur les mobiles qui déterminaient leurs