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pape infaillible qui prononçait sans appel comment tout devait être pour être selon l’éternelle justice, — c’était la Raison qui était alors chargée de l’emploi; de l’autre, un pouvoir civil de droit divin qui portait l’épée pour faire exécuter de force les décrets de l’autorité spirituelle, — c’était une convention qui tenait alors cette épée de par la voix du peuple, qui est la voix de Dieu. Rien ne manque à la fidélité de la copie, pas plus la morale qui fait de la soumission la seule vertu des individus, en leur ordonnant de désobéir à leur propre conscience, que le zèle de les sauver de l’hérésie en leur prescrivant, sous peine de mort, les bonnes œuvres et la foi orthodoxe.

C’est que la liberté ou la servitude d’un peuple ne dépend pas de la foi qu’il peut avoir à une espèce de grand ressort plutôt qu’à une autre, de la préférence qu’il peut donner à tel ou tel des systèmes de réglementation qui espèrent trouver le régulateur parfait dans un roi régnant par un mandat du ciel, ou dans un pape inspiré seul de l’Esprit saint, ou dans une assemblée déléguée par la voix divine du peuple, ou encore dans la raison, qui est la faculté de reconnaître le vrai et l’erreur. Ce qui nous rend incapables d’être libres, c’est une erreur plus profonde, c’est celle qui consiste à croire à la réglementation, à ne rien concevoir de mieux que de rendre le mal impossible en remplaçant la vie et la liberté dont on peut abuser par la direction du pouvoir le plus impeccable que nous puissions imaginer. Ou plutôt, car cette mauvaise manière de penser n’est elle-même que la suite d’une mauvaise manière d’être, la vraie prédestination à l’esclavage est dans ce biais d’esprit tout païen que la Rome ancienne avait transmis à la Rome chrétienne, et que nous a légué notre engouement pour la renaissance, dans ce faux biais qui tourne toute notre attention vers les choses du dehors, qui nous fait dépenser toutes nos facultés à discuter perpétuellement les devoirs et les torts des choses, à chercher sans cesse ce qui est en soi la bonne manière d’agir et de penser, c’est-à-dire la manière d’agir et de penser qui doit être également obligatoire pour le monde entier. En religion, cela s’appelle la préoccupation des bonnes œuvres; en philosophie, cela se nomme d’un nom barbare, l’objectivisme; en politique, cela peut s’appeler le dogmatisme et la manie de légiférer. Sous tous ces noms, c’est toujours la folle croyance au savoir-faire, l’illusion de s’imaginer que, pour façonner un beau poème ou une société modèle, il suffit de connaître la conformation qui constitue un beau poème ou une société parfaite; c’est toujours la folle occupation de n’employer notre esprit qu’à découvrir les bonnes recettes qui permettent de produire les œuvres méritoires de la poésie sans avoir le génie poétique, de pratiquer les œuvres