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l’héroïsme comme on les concevait alors. En doutant de sa sincérité, on ne comprend plus la révolution. Ce qu’il signifie précisément, c’est que les hommes d’alors avaient une conscience qui ne concevait rien de plus saint que sa pureté à lui, une conscience qui ne voyait ni mal ni contradiction à décréter la terreur pour établir la liberté, à violer toutes les lois de l’équité pour faire triompher les institutions équitables, à déchaîner l’envie, le mensonge, le meurtre, la délation, pour préparer le règne de la fraternité, de la paix et du bonheur universel.

Et c’est pour cela même que Robespierre attire les yeux comme une des figures ou des figurations de notre histoire devant lesquelles il est permis au plus brave de trembler, car il s’agit ici de trembler pour d’autres. Il a tant de complices, et il se relie par une si étroite parenté à tout ce qui semble le plus aimable ou le plus généreux dans les idées du XVIIIe siècle! Chez les Rousseau, les Greuze et les Florian, chez Louis XVI même (nous en demandons pardon à ses malheurs), la philosophie de l’époque se montre à nous dans la naïveté de son enfance; elle se livre à la douce confiance que l’homme est naturellement bon, et que ses fautes viennent seulement de la société et de l’éducation; elle se flatte de la charmante espérance que, pour avoir toutes les vertus, il suffit de s’abandonner aux tendres penchans de la nature, d’avoir le cœur sensible et d’aimer les houlettes, les sabots et les grosses nourrices. Sous les traits de Robespierre, nous retrouvons la même philosophie, exactement la même; seulement l’âge des rêves et des inconséquences de sentiment est fini pour elle : l’heure de l’application a commencé. Après le dogme qui ouvrait en habit d’apparat la procession des états-généraux, nous avons à la convention ou au comité de salut public la sagesse pratique et la morale pratique dans leur costume de travail. Il n’y a pas à échapper à la leçon, il n’est pas possible de rejeter sur l’interprète les fautes de la doctrine, car Robespierre n’est pas un homme en vérité. Un homme est un vivant, c’est une âme qui reste plus ou moins libre de juger ses idées, d’être choquée par le ridicule ou la monstruosité des conclusions que sa logique va élaborant avec les notions qui peuvent se trouver dans ses creusets; mais le rire et l’épouvante n’existent pas pour le syllogisme incarné de la montagne. Son seul trait personnel en quelque sorte, comme son seul crime, est d’être plus impersonnel et plus impassible qu’aucune créature de chair et d’os, d’être une idée fixe qui fonctionne sans cœur et sans conscience, sans être détournée ou contenue par aucun sentiment humain. Il est comme la formule géométrique de l’esprit de système qui faisait rage de son temps, de ce fanatisme intellectuel qui naît d’une intelligence absolument dupe de ses