Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/946

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

français. Il suffit de mettre en parallèle les voyages de Gérard Ellassoen et ceux de Quentin Durward (voyages dans le même pays, à la même époque) pour apprécier en quoi diffèrent les deux écrivains et à quel degré relatif ils doivent rester placés. Cette comparaison, qui n’est pas de tout point défavorable à M. Reade, laisse néanmoins un avantage immense à son ingénieux et modeste devancier. Sa puissante sobriété, ses études si bien faites et si bien digérées, l’assimilation si complète de ce qu’il sait et de ce qu’il invente, cette réserve et aussi cette délicatesse innée qui, sans gêner l’essor de son talent, le maintiennent à distance égale du grossier réalisme et de l’abstraction quintessenciée, font de lui, — et pour longtemps encore, ce nous semble, — un de ces modèles auxquels il est également imprudent de s’attaquer et de s’égaler. Que certains préjugés aient gêné son indépendance d’esprit, qu’il n’ait pas eu, il y a quarante ans, telle ou telle faculté particulière d’interprétation, développée chez nos contemporains, et par la marche des événemens, et par le progrès général des études; que cette prudence écossaise dont nous parlions, poussée parfois un peu loin, dégénère en timidité, nous pourrions à la rigueur le concéder, preuves faites; mais ce n’est pas chez nous, ce n’est pas dans ce pays où, malgré tout, le sens littéraire n’est pas encore absolument oblitéré, qu’à des conceptions pures, lumineuses, calmes, bien équilibrées comme celles de l’auteur d’Ivanhoe, on pourrait assimiler impunément les hasardeuses et violentes inspirations, les fantaisies déréglées, le talent inégal, bizarre, capricieux, des compétiteurs qu’on lui oppose. M. Reade a souvent subi d’injustes attaques; il s’en plaint amèrement, et nous l’en devons croire. Aucune cependant ne pouvait lui préjudicier autant que la maladroite exagération des louanges accordées à son dernier livre. Sanctionnées comme elles l’ont été par la vogue qui a suivi, elles sont bien faites pour confirmer l’auteur dans cette parfaite confiance qu’il paraît avoir en lui-même. Espérons, la trouvant à certains égards très légitime, qu’elle ne compromettra ni l’avenir de son talent, ni la réputation qui déjà lui est acquise.


E.-D. FORGUES.