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prises plutôt que deux personnages fictifs. Marguerite Brandt personnifie la raison pratique qui prescrit le dévouement utile, les joies innocentes, l’expansion du cœur, l’attachement à ces dons précieux que le ciel nous prodigue, et non sans doute pour les voir fouler aux pieds. Frère Clément représente l’ascétisme austère qui enveloppe l’être humain d’une épaisse cuirasse (loricatus eremita), et ne voit ici-bas que fantômes trompeurs, chimères vaines, pièges où l’âme se prend. Entraîné secrètement vers cette femme dont le souvenir obsédait ses songes, il la repousse d’une main tremblante, et, plongé jusqu’au cou dans l’eau glacée du torrent, ose à peine lever les yeux sur elle. Humiliée, chassée par lui, elle a déjà fui, mais elle a laissé derrière elle le trait vainqueur : elle a oublié dans la grotte de l’ermite l’enfant qu’elle se réservait d’offrir à ses baisers quand elle l’aurait décidé à la suivre.

Cette fois la tentation l’emporte, ou plutôt la nature, et lorsque Marguerite revient chercher son fils, elle ne fait plus un vain appel au cœur où vient de s’éveiller inopinément une tendresse nouvelle. Le pauvre ermite, affaibli par les jeûnes, énervé par la solitude, pleure et sanglote comme une femme en apprenant qu’il est père. C’est ce moment que Marguerite choisit pour évoquer devant lui tour à tour les souvenirs sacrés de tout ce qu’il abandonne en se refusant au monde : son vieux père infirme, sa mère privée d’appui, ses frères qu’il a maudits et qu’il doit réconcilier avec leurs parens. Elle lui raconte comment la douce Catherine, sa pauvre petite sœur infirme, est morte tout récemment en l’appelant et sans qu’il vînt lui fermer les yeux. Et ces âmes enfin dont il a charge, dont le Seigneur un jour lui demandera compte, y songe-t-il bien ? Lui opposerait-il ses vœux monastiques? Mais il les a déjà rompus, car ils l’obligeaient à porter de tous côtés la sainte parole, et il s’est lâchement réfugié dans une solitude inféconde... Ébloui par les lumières qui frappent de toutes parts ses yeux dessillés, frère Clément se laisse enfin entraîner et va s’établir avec son fils dans le presbytère où sa mère les attend. Marguerite s’éloigne ensuite de cette maison habitée par tout ce qu’elle aime. Tout au plus, jusqu’au moment où Gérard la rappellera, osera-t-elle à la dérobée venir de temps à autre embrasser leur enfant.

Ici s’arrêterait infailliblement un roman catholique; mais dans un pays où le célibat ecclésiastique est anathématisé par plus d’une bouche chrétienne comme « une invention vraiment infernale[1], » il est naturel que, malgré la délicatesse de la situation, Marguerite

  1. Nous citons à dessein les expressions mêmes de M. Reade : celibacy of clergy, an invention truly fiendish.