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pelle, tous les défauts de Boccaccio, sans cette forme choisie, ce pur langage italien qui les dissimule et les excuse.

« COLONNA. — Votre sainteté, nous le savons, méprise Æneas Sylvius; mais elle trouvera peu de gens de son avis[1]... Je lui ferais tort en vous constituant son juge. Peut-être votre sainteté serait-elle plus impartiale en décidant la question qui tout à l’heure divisait ces deux enfans...

«Le pape hésita. Tandis qu’il parlait de Plutarque, sa physionomie naguère s’était animée, ses yeux jetaient même quelques éclairs; mais son attitude en général n’était pas celle que les jeunes personnes supposent celle d’un pape. Pour la décrire, il me faut employer un mot français, gentilhomme blasé, — un patricien élevé avec soin, ayant tout fait, tout dit, tout vu, tout appris, et dont le corps s’en allait s’usant chaque jour; mais sa langueur habituelle parut redoubler, tandis qu’il écoutait la requête du dominicain.

« — Pense donc, mon pauvre Francesco, lui dit-il, que ma vie s’est passée à faire de la controverse, et que j’en suis excédé. C’est Plutarque, et non les théologiens, que je suis venu chercher dans cette calme retraite... »


Pressé de toutes parts, Pie II entame une dissertation en règle sur la difficulté qu’on lui propose, et dès le début, voulant remonter à l’origine des choses, il invoque les témoignages historiques les plus anciens.


« Hérodote! s’écrie Colonna.

« — En aucune façon : Hérodote là-dessus ne fait pas autorité. Nous serions vraiment bien partagés, en fait d’histoire ancienne, si nous n’avions à compter que sur vos Grecs... Ils n’ont écrit que sur le dernier feuillet de ce grand livre, l’antiquité.

« Le moine soupira devant ces hérésies d’un pape, blasphémant ses demi-dieux.

« — C’est de la Vulgate que je veux parler, reprit le pontife... Une histoire qui remonte à trente siècles au-delà de celui que les pédans appellent le père de l’histoire.

« COLONNA. — La Vulgate, en vérité? J’implore le pardon de votre sainteté... Vous m’avez fait une peur... J’avais en effet oublié la Vulgate.

« — Oublié, Francesco?... Mais es-tu bien certain de l’avoir jamais lue?

« — Pas complètement certain, très saint père... C’est un plaisir que je me suis promis pour les premiers momens où j’aurais quelque loisir... Jusqu’ici, ces grands vieux païens que j’étudie m’ont laissé peu de temps pour me récréer. »


Le pape alors explique et justifie de son mieux par les textes de la Genèse la protection que l’église accorde aux êtres vivans créés pour l’usage de l’homme, mais non pour l’exercer à la tyrannie, à

  1. C’est sous le nom d’Æneas Sylvius que Pie II avait écrit son roman d’Euryale et Lucrèce, traduit en français par J. Millet et Octavien de Saint-Gelais. On peut consulter au reste, sur ce pape littérateur, la Revue du 1er septembre 1833.