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Voici, par extraits, ce passage curieux à plus d’un titre. Le pape est survenu fort à propos pour interrompre une discussion très animée entre son neveu, Jacques Bonaventura, et le protégé de Colonna. Le premier censure aigrement, le second défend avec ardeur un des rites romains, — la bénédiction solennelle des quadrupèdes. Au plus fort de la querelle, un rideau s’entr’ouvre, un vieillard à barbe blanche et soyeuse passe à travers les plis du velours sa tête coiffée d’une calotte pourpre; un sourire indulgent est sur ses lèvres. Ils reconnaissent le pape et tombent à genoux.


« — Relevez-vous, mes enfans, dit-il presque fâché. Je ne suis pas venu dans cet endroit reculé pour y faire parade. Où en est Plutarque?

«Et, après avoir complimenté Gérard, dont le cœur battait de joie : — Ah! ce Plutarque,... quel génie merveilleux! n’est-il pas vrai, Francesco?... Comme ses caractères sont vivans ! comme chacun d’eux diffère des autres, et comme dans tous on reconnaît la nature !

« JACQUES BONAVENTURA. — Parlez-moi du signer Boccaccio.

« LE PAPE. — Un conteur excellent, mon capitaine, et qui écrit l’italien d’une manière exquise, mais, après tout, une intelligence monotone. Les frati, les nonnes, jamais ne furent tous si déréglés. Une ou deux de leurs historiettes scandaleuses pourraient divertir; mais, prodiguées ainsi à la douzaine, elles donnent de l’époque une idée fausse, et attristent le cœur de qui veut aimer ses semblables. Boccaccio de plus n’entend rien à la peinture des caractères. Ce Grec au contraire est maître suprême en ce grand art... Sa plume est un ciseau de sculpteur... Puis (tournant les pages) voyez comme nous entrons ici dans le vrai monde, les grandes affaires guerrières et politiques, où l’amour ne tient plus que sa juste place... Ses grands hommes ne sont, pas plus que les nôtres, sans cesse préoccupés de pourchasser une femme... À ce vaste et fertile champ de blé, ne comparez jamais l’étroit jardin de Boccaccio et l’horizon restreint où il enferme ses joies illicites.

« — Ne dit-on pas que votre sainteté a écrit un roman?

« — Ma sainteté a fait mainte sottise dont elle s’est repentie trop tard... Lorsque je m’occupais de ces bagatelles, je ne pensais guère que je dusse être un jour le chef de l’église.

« — Je le cherche en vain pour l’ajouter à ma pauvre collection.

« — Tant mieux donc! Les ordres stricts que je donnai, il y a quatre ans, pour faire anéantir tous les exemplaires qui existaient en Italie ont, je le vois, reçu leur exécution... Consolez-vous du reste... Je ne sais quel malavisé a traduit ce livre en langue française... Au prix de l’exil, vous pourrez le lire.

« — Réduits à cette extrémité, nous n’avons plus qu’à implorer votre bon vouloir indulgent... Ne daigneriez-vous pas nous donner sur cet ouvrage votre jugement infaillible?

« — Doucement, doucement, mon bon Colonna!... Les romans d’un pape ne sont pas articles de foi... Je ne puis que vous faire connaître, en toute sincérité, mon opinion sur ce livre. Il avait, pour autant que je me le rap-