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trier par le bâtard Antoine de Bourgogne, qui enlève de force, pour l’emmener combattre les rebelles flamands, ce valeureux compagnon, — accusé de sorcellerie par des bourgeois ignorans, — détroussé sur le grand chemin par un bandit de haut lignage, — après cette mésaventure, exposé à mourir de froid et de faim, Gérard est recueilli par une charitable servante, puis associé successivement aux destinées vagabondes d’un mendiant et à celles d’un jeune seigneur qui, accomplissant un pèlerinage expiatoire, s’impose de suivre comme valet le malheureux voyageur qu’il a secouru. Bref, après avoir échappé comme par miracle à des assassins qu’il incendie dans leur repaire, il franchit à la suite d’un charitable négociant les barrières impénétrables que les Alpes plaçaient entre lui et l’Italie. Il traverse les plaines lombardes, passe à Venise et arrive enfin à Rome, où le jette une tempête assez semblable à celle qui jadis, sur le rivage lavinien, poussa le pieux Énée.

Là, sous un ciel plus clément, dans un milieu plus civilisé, l’artiste érudit, le calligraphe habile va trouver une vie plus douce. Les protectrices ne lui manquent point; la plus active de toutes est une pauvre femme, de passage sur le navire qui l’amenait, et dont il a sauvé l’enfant pendant la tempête qui a failli les faire sombrer en vue des côtes. Teresa n’est à la vérité que la femme d’un personnage, fort équivoque, cumulant le métier d’espion et celui de bravo; mais dans la Rome de Pie II (Piccolomini) la bonne volonté de pareilles gens n’était pas le moyen le moins efficace de se frayer un chemin dans le monde. Aussi, d’échelon en échelon, Gérard se trouve-t-il bientôt sous la protection de fra Colonna, noble florentin qui s’est fait moine à vingt ans pour se livrer en paix à l’étude des arts et de l’antiquité. Ce dominicain païen et dilettante, digne contemporain de Poggio Bracciolini et de Laurent Valla, mène une existence des plus enviables au milieu des manuscrits du Vatican : il courtise là tour à tour la philologie grecque ou latine, les systèmes philosophiques de l’Orient, les spéculations hasardeuses de l’alchimie, mêlant le goût des arts à celui des sciences abstraites, heureux de savoir à peu près tout, plus heureux de ne croire à presque rien. Grâce à lui, Gérard devient le secrétaire et l’hôte de maint personnage en crédit; il dîne chez le cardinal Bessarion, déjà patriarche de Constantinople et en voie de papauté, lequel, un beau jour, l’introduit au Vatican, Tout en y copiant, sous la direction du secrétaire particulier de sa sainteté, un vieux manuscrit des Vies de Plutarque, le jeune calligraphe y lie connaissance avec le neveu du pape, et même certain jour se trouve mêlé, comme auditeur, à une conversation où le pape, Æneas Sylvius Piccolomini. prend familièrement la parole.