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Un jour, dans une de ces heures d’anxiété où elle recherche quel dieu elle doit adorer, elle se retire tout à coup à la villa Bariatinski, sur le golfe de Finlande, et là elle se met à lire Fleury, Bossuet, les actes des conciles œcuméniques, l’histoire de Photius, tout ce qui touche à la foi, au christianisme naissant, à la séparation de l’église grecque et de l’église latine, à la primauté du pontificat romain. Le comte de Maistre, déjà son ami, la raille de cette fureur d’édification intellectuelle, et lui dit qu’elle n’arrivera pas par ce chemin. Elle lit tout, et de cette épreuve elle sort catholique. Ce fut très heureux assurément, et la grâce dut venir par surcroît. Je ne parle plus de la religion ; mais on comprend ce que devient, sous cet amas de lectures, d’extraits, de surexcitations, le naturel d’une femme en qui toutes les complications et tous les contrastes se rencontrent, qui parle l’allemand, l’anglais, l’italien, en étudiant en même temps le latin, le grec et l’hébreu, qui va s’absorber dans l’intensité des méditations religieuses sans abdiquer le goût du monde et va s’essayer à devenir Française sans cesser d’être Russe. C’est alors en effet, après cette conversion au catholicisme, que Mme Swetchine, d’ailleurs enveloppée dans une recrudescence de disgrâce qui atteignait son mari, et peut-être un peu suspecte elle-même malgré son orthodoxie politique, quitte la Russie pour venir en France, recommandée par M. de Maistre, sûre de trouver dans la faveur à Paris des amis qu’elle avait connus dans l’émigration à Pétersbourg, et arrivant, comme le dit M. de Falloux, « à la date politique qui pouvait le mieux correspondre à l’état de son esprit. » On était en 1817. À dater de ce moment, Mme Swetchine entre dans la société française ; elle devient tout d’abord une des hôtes du salon de Mme de Duras, qui l’avait accueillie avec effusion, et bientôt elle a elle-même son salon, où elle sait attirer et retenir la plus grande compagnie, des femmes élégantes, des diplomates, des savans, des lettrés. Je ne sais si le monde alla tout naturellement à Mme Swetchine ; mais elle sut aller au monde, fondant ainsi en pleine restauration une influence qui n’a fait que grandir depuis, qui a traversé trois ou quatre régimes, et qui est arrivée réellement à son apogée après la révolution de 1848. Cette influence, qui s’est exercée pendant trente ans, et qui a sa légende aujourd’hui, fut-elle l’œuvre du charme personnel, d’une puissance irrésistible de séduction ou de l’ascendant d’un esprit supérieur ? Il faut y joindre assurément de la finesse, une grande habileté à manier les amours-propres, cette faculté essentiellement russe de s’assimiler les choses les plus diverses et ce fonds un peu banal de bienveillance universelle que Mme Swetchine dévoilait le jour où elle écrivait. « La bienveillance générale a été le roman de la seconde partie de ma vie.