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bourse. Voleur et presque assassin, la potence est devant lui. Nul autre parti à prendre qu’une expatriation immédiate. Il franchit donc la frontière avec l’aide d’un vieux soldat, l’hôte et l’ami de sa Marguerite, de sa Marguerite qui retourne inquiète au foyer paternel. Elle y rapporte le déshonneur et ses angoisses.

Ici le roman se dédouble, et, en vertu d’un procédé familier aux conteurs anglais de nos jours, on suit, par chapitres alternés, les vicissitudes bien diverses de ces deux existences maintenant séparées, celle du jeune artiste en route vers l’Italie, et celle de la pauvre enfant restée au pays natal pour y lutter, toujours énergique et patiente, contre la malveillance, le mépris, la misère. Plus variée, plus aventureuse, la première amuse l’esprit ; la seconde, plus simple et plus vraie, intéresse et captive le cœur. Toutes deux sont étudiées avec zèle et non sans talent ; mais les épisodes variés qui composent l’épopée du voyageur, purement fortuits, purement arbitraires, sont dans le roman comme une série de brillans hors-d’œuvre, tandis que l’analyse patiente de la situation avec laquelle se débat Marguerite, en même temps qu’elle sert à mettre en relief un caractère type, — celui de la femme du nord forte et résignée, sérieuse et tendre, docile à tout conseil, mais inébranlable dans sa fidélité, — cette situation, dirons-nous, ne nous laisse pas perdre un instant de vue le sujet lui-même, et c’est à elle qu’il doit son unité, quelque peu troublée par les aventures de Gérard.

L’histoire du jeune voyageur doit son principal attrait à la vivacité des tableaux successifs qu’elle fait passer sous nos yeux. M. Reade a l’instinct du détail à un degré supérieur. Le tact, la mesure, le sentiment des proportions justes et de la couleur exacte lui manquent souvent: mais, sans cesse visant au plus grand effet possible, il l’atteint parfois d’une façon surprenante. Ses figures grimacent, mais elles vivent ; son dialogue impétueux, pour ainsi dire haletant, ne lasse que par momens, et quand il ne lasse pas, pétille et grise. Ses descriptions, d’une exactitude en quelque sorte effrénée et çà et là rebutante, ont le mérite capital de s’imposer à la mémoire et d’y rester parfaitement nettes. De ces hôtelleries du XVe siècle qu’il nous montre dans toutes leurs variétés, en Allemagne, en France, en Italie, pas une ne ressemble à l’autre, et toutes ont un cachet de vraisemblance qui fait illusion. Je n’en dirai pas autant des monastères, bien autrement peints par Walter Scott et Thomas Carlyle. Quant aux personnages pris à dessein dans toutes les classes, ils ont, à peu d’exceptions près, une vérité relative incontestable. Et ceux-là ne sont pas les moins bien traités qui, à peine entrevus, ne se montrent qu’un instant dans ces pages vraiment fourmillantes. Prenons par exemple le duc de Bourgogne, le plus important au