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routes nouvelles, les dépayser par quelque saillie tout à fait inattendue. Son dernier ouvrage, qui affronte ouvertement le reproche d’anachronisme, est une légende du moyen âge, un de ces « romans historiques » comme il y en eut tant de 1820 à 1830. L’histoire même de ce dernier-né offre d’assez curieuses particularités, et de son immense vogue (quatre éditions en six mois) on pourrait tirer une singulière moralité. Pour un de ces recueils hebdomadaires illustrés et à bas prix que la popularité acquise aux Houschold Words multiplie depuis trois ou quatre ans chez nos voisins[1], M. Reade avait écrit sous ce titre : « A good Fight, une simple nouvelle, esquissée en quelques chapitres. Le sujet, à ce qu’il paraît, n’était pas absolument neuf, et on a signalé, dans les anciens numéros du Blackwood’s Magazine, un récit, traduit du français[2], où se retrouve, avec quelques variantes essentielles, la donnée première du dernier récit de M. Reade. Quoi qu’il en soit, la nouvelle dont nous parlons fut bien accueillie, et l’auteur, prenant son succès en considération, crut voir dans ce texte primitif un cadre qui pouvait notablement s’élargir. Il le reprit donc en sous-œuvre, et, usant cette fois d’un procédé qui entrait, dit-on, dans les habitudes littéraires de l’auteur de la Peau de Chagrin, il lui donna des développemens qui l’augmentèrent des quatre cinquièmes. C’est ainsi que, changeant aussi de titre, A good Fight devint The Cloister and the Hearts. Ces détails curieux nous sont donnés par M. Reade lui-même dans une préface de quelques lignes où il affirme que ce remaniement lui a coûté toute une année de travaux assidus. Nous l’en croyons d’autant plus aisément que, contrairement à ses habitudes, l’érudition joue un certain rôle dans le dernier de ses romans. M. Reade paraît s’être piqué de donner une certaine valeur historique à cette légende, qui serait, dans sa pensée, une esquisse de la civilisation européenne pendant la seconde moitié du XVe siècle. Peut-être perdrait-elle à être uniquement envisagée sous ce rapport, peut-être une science toute spéciale, celle d’Alexis Monteil par exemple, aurait-elle à signaler bon nombre d’inexactitudes ou de contre-sens dans ce travail où l’imagination domine ; mais ce n’est nullement à ce point de vue qu’une critique intelligente peut et doit s’en occuper. Les objections d’un archéologue, d’un archiviste, ne seraient pas plus de mise contre les erreurs de M. Reade que celles d’un géographe ou même d’un historien contre celles de Shakspeare. Il suffit au romancier, comme au poète, de saisir les traits généraux d’une époque donnée et de reconstituer, par une

  1. Once a Week, de juillet à septembre 1859.
  2. Par lady Duff-Gordon, la fille de mistress Austen, et comme elle traductrice très intelligente.