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vous me disiez ce que vous vous proposiez; dites-moi seulement qui vous avez connu.

— Mon Dieu, excellence, j’ai connu presque tout le monde à Kamienieç et dans les environs.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, vous le savez bien. Il s’agit des intimes.

— Il n’y avait pas d’intimes. J’ai pu révéler à quelques-uns ma nationalité et leur demander aide et conseil; mais vous comprendrez bien, excellence, que je ne dois pas les nommer.

Après quelques momens de silence, le prince Bibikov reprit: — Je ne comprends pas pourquoi ; les Polonais et les Russes devraient- ils se nuire et se haïr éternellement? Nous sommes tous des Slaves, rapprochés par l’origine, par la langue et les mœurs; nous devrions être unis et marcher ensemble. Celui qui pense autrement ne comprend pas le véritable intérêt des deux nations.

— Je suis complètement de votre avis, excellence : aussi n’avons-nous aucun sentiment de haine contre la nation russe ; mais nous voulons être libres, et quant au gouvernement...

— Je n’ai pas le temps de discuter avec vous. Je vous le répète, votre situation est très critique, mais vous pouvez l’améliorer sensiblement en faisant des aveux sincères. Je ne vous promets pas la liberté complète et tout de suite: je ne promets jamais ce que je ne saurai tenir, mais je puis intercéder auprès de l’empereur pour qu’il vous accorde la grâce de servir dans l’armée du Caucase. Les Polonais, comme tous les Slaves, sont courageux et braves ; vous êtes jeune encore, vous ne manquez pas d’intelligence, vous pourrez bien vite devenir officier, et alors votre carrière ne dépendra plus que de vous-même. »

Il prononça ces paroles en se levant d’un ton haut et ferme, puis il ajouta avec une certaine douceur : « Du reste, je ne vous demande pas vos secrets; dites-moi seulement les noms des personnes que vous avez connues; je n’ai pas besoin de savoir ce que vous leur avez confié, je ne demande simplement que les noms, et je n’exige pas non plus que vous me les disiez tout de suite. Vous êtes affaibli et sous des impressions encore trop récentes et trop vives. Quand vous voudrez me parler, faites-moi prévenir par l’aide-de-camp du jour. En attendant, faites-moi une note et mettez par écrit votre biographie... » Il me fit un léger salut, et en sortant il s’arrêta sous la porte et dit à haute voix : « Qu’on lui ôte les chaînes. »

Quelques minutes après, le colonel commandant de place vint avec un maréchal-ferrant pour me débarrasser de mes fers, et ce fut là le seul avantage que je retirai de la visite du gouverneur-général; mais l’avantage était grand, et je lui en sus gré de tout mon