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rien comprendre à ce qu’on voulait de moi, et je parlai d’écrire à l’ambassadeur anglais à Pétersbourg pour réclamer sa protection. « Vous voudriez donc quitter au plus vite Kamienieç? me répondit ironiquement le gouverneur; soyez tranquille, je vous en procurerai tous les moyens. »

Les mêmes interrogatoires eurent lieu les jours suivans, soit dans la maison du directeur de la police, où j’étais toujours détenu, soit chez le gouverneur, qui me faisait venir sous escorte; mêmes insistances pour me faire convenir de mon véritable caractère d’une part, même obstination de l’autre à garder le rôle que j’avais assumé. Les manières du gouverneur furent généralement froides, mais polies, parfois cependant ironiques et même emportées. « Vous avez beau vous dire Maltais et jouer la comédie, s’écria-t-il dans un de ses interrogatoires, nous savons bien que vous êtes de l’Ukraine, tel et tel ont avoué déjà vous avoir entretenu en polonais. » Il me nomma deux de mes coaccusés, les moins initiés à mon action, les moins fermes aussi; il me fit confronter à deux reprises avec eux. Ces entrevues furent des plus pénibles, et malgré les dénégations formelles que j’opposai aux dénonciateurs, je reconnus l’impossibilité de persister plus longtemps dans la voie suivie jusqu’ici. Les renseignemens sur mon compte arrivaient en effet chaque jour plus abondans et plus précis, et il devint évident pour moi qu’en prolongeant un jeu inutile je risquais d’aggraver la situation de mes complices; mais je voulais avoir pour témoins de mes confessions le plus grand nombre possible des accusés, afin qu’ils pussent se conformer à mes révélations et en bien connaître les limites : j’attendais une confrontation générale. Elle ne tarda pas à venir, et un soir, amené auprès du gouverneur, j’aperçus dans la salle un grand nombre de mes coaccusés, debout et rangés le long des deux murs. Le spectacle fut émouvant, je dirais qu’il avait même quelque chose de fantastique. Plusieurs n’étaient que de simples connaissances, d’autres étaient des complices, tous portaient sur le visage l’empreinte de la fatigue et de la souffrance. Après un certain temps passé comme à l’ordinaire en questions pressantes et en dénégations absolues, poussé à bout : «Eh bien, oui, m’écriai-je à haute voix et dans ma langue natale, je ne suis pas sujet britannique, je suis Polonais, né dans l’Ukraine, émigré après la révolution de 1831 et revenu ensuite ici. Je suis revenu dans le pays, parce que je ne pouvais plus supporter la vie de l’exil, parce que je voulais revoir la terre polonaise. Je suis rentré sous un nom supposé car je savais bien que je ne pourrais y rester sous mon nom véritable, et je voulais y rester à tout prix, tranquille, inoffensif, ne demandant qu’à respirer l’air natal. J’ai confié mon secret à quelques-uns de mes compatriotes en leur demandant aide et conseil;