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à Kamienieç, tout le monde y était si parfaitement persuadé de mon ignorance des deux idiomes en usage dans le pays, que même à ce moment ces messieurs me considéraient encore comme un étranger et ne e gênaient pas pour converser en russe à haute voix. On se doute bien si je fus attentif au colloque.

« — C’est une grosse affaire, disait l’un, affaire de politique! On a déjà arrêté aujourd’hui dans la ville une vingtaine de personnes (il citait les noms), et des ordres sont partis pour la province, tout cela à cause de cet étranger qui est venu ici, à ce qu’on dit, intriguer contre le tsar au profit d’une grande puissance, de l’Angleterre ou de la France, le diable le sait! On ne dit pas grand bien non plus du président Abaza, et ce serait dommage, car c’est un brave homme; mais aussi l’étrange idée qu’il a eue de vouloir apprendre à son âge le français! Il profitera bien de son français !...

« — Quel malheur! quel malheur! répondit l’autre. Quand ce monsieur est arrivé ici, il y a neuf mois, j’avais reçu l’ordre de le surveiller, ainsi que nous le faisons à l’égard de tout étranger. Je me suis attaché à ses pas, je l’entourai de toutes parts; mais sa conduite était si simple, ses relations si franches avec les Polonais comme avec les Russes, il me parut si inoffensif que je finis par le perdre de vue. Il semble pourtant que c’était un joli oiseau, — et c’est un autre qui l’a attrapé et qui va recevoir la récompense!... Voilà ce qui s’appelle ne pas avoir de chance. Fils de chien, va!... Quel malheur! quel malheur! »

Ces étranges doléances du pauvre diable qui avait manqué l’occasion de me perdre ne laissèrent pas de m’égayer un peu; toutefois les autres renseignemens retirés de ce colloque donnèrent une tournure plus grave à mes pensées. Je ne pouvais plus douter qu’on arrêtait beaucoup de monde à cause de moi; mais les noms qu’on venait de citer appartenaient à de si diverses catégories de mes connaissances que je vis là même une source d’espérance. On ne faisait donc que tâtonner, on saisissait à tort et à travers, et les soupçons montaient ou plutôt s’égaraient jusque sur M. Abaza!,.. A un autre point de vue, j’imitai le cynisme naïf de mon employé de police, et j’étais tout prêt à me réjouir de l’embarras dans lequel je mettais ce bon président de la chambre des finance. Si en effet les Russes que je connaissais allaient être impliqués dans l’enquête, l’affaire s’embrouillerait étrangement, et qui sait alors si mes complices ne bénéficieraient pas de l’innocence parfaite des autres, qui ne tarderait pas à éclater?...

A quatre heures de l’après-midi, je reçus la visite du gouverneur et du major Poloutkovskoï. On me représenta que ma position était des plus graves, et qu’il était de mon intérêt de faire les aveux les plus complets. Je persistai dans mes affirmations, je déclarai ne