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Ma malle dans une main, j’ouvris de l’autre la porte d’une auberge qu’on m’indiquait, et je me trouvai ainsi tout à coup au milieu d’une nombreuse assemblée, dans une vaste salle où l’on jouait au billard. J’avais gardé à dessein mon chapeau sur ma tête, et à ce signe si contraire à nos habitudes, avant même que j’eusse prononcé une parole, je fus tout de suite reconnu pour un étranger, pour un Français car ces deux mots sont à peu près synonymes chez nous. Le mouvement qui se fit alors dans la salle fut bien curieux. « Un Français, un Français ! » murmurait-on de toutes parts avec intérêt, avec sympathie, mais avec la crainte manifeste de se compromettre par une parole imprudente ou même simplement bienveillante. Deux hommes seuls osèrent m’aborder franchement et s’entretenir avec moi : ce fut d’abord un Polonais de Cracovie, de passage seulement à Kamieniec et tenu par conséquent à moins de circonspection; l’autre fut un officier russe, qui avait quitté le billard en m’entendant prononcer quelques paroles en français, et me témoigna tout de suite un empressement chaleureux. « Vous venez donc pour un certain temps ici? Oh! restez-y, je vous y engage. Beau pays, belles femmes! Mais c’est surtout à Varsovie qu’il y a des femmes charmantes!... Ah! Varsovie! j’y ai été en garnison; voilà ce qui est fameux, voilà où l’on trouve de jolis minois ! » Et le jeune homme ne tarissait point en éloges qui ne laissaient pas de m’être pénibles. Chose étrange, dans cette Pologne dont il foulait le sol et dont il avait traversé les principales villes, il n’avait pu rien voir, rien apprécier que la beauté de nos femmes! Pas un mot du gouvernement, du sort des habitans, des misères du peuple! Son unique objet de préoccupation, de louange et de conversation, c’étaient les Polonaises! Une seule chose le détourna de son sujet favori : c’est quand je fis la mention incidente de Paris; il me questionna aussitôt sur les Parisiennes, et sembla tout à la fois satisfait et excité par mes réponses. C’était du reste un très bon garçon que cet officier Rogatchev; il finit par m’offrir de partager avec lui notre mets national des pierogi, tout en me plaisantant sur le fort accent étranger avec lequel je prononçais ce mot. Il me rendit cependant bientôt la justice qu’en fait de pierogi, le bon appétit rachetait chez moi, et amplement, la mauvaise prononciation.

Pendant que nous nous promenions ainsi de long en large dans la salle en causant à haute voix de choses futiles, les autres habitués, tous Polonais et jeunes gens, se tenaient à l’écart et chuchotaient entre eux en me lançant de temps à autre des regards curieux et obliques. Il y avait un contraste si saisissant entre leur attitude réservés et circonspecte et la désinvolture épanouie de l’heureux Rogatchef! Tout en continuant la conversation avec l’officier russe, je