Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/856

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

généreux contenait de courage indomptable et d’amour filial. Nous en passons plusieurs autres, mais comment ne pas rappeler le livre de Mme Eva Felinska, de cette grande dame, de cette grande chrétienne, que la dureté de l’empereur Nicolas avait envoyée habiter à Bérézov[1], au milieu de Yakoutes et d’Ostiaks, et dont le fils vient tout récemment d’être promu à l’archevêché de Varsovie? Ce qui constitue le charme pénétrant des souvenirs de Mme Felinska, c’est non-seulement l’absence de toute récrimination (les récits des Sibériens sont en général purs de toute amertume), mais la pudeur féminine dont elle enveloppe instinctivement son malheur personnel; on croirait lire les notes d’une simple curieuse séjournant au milieu d’une peuplade inculte par excentricité d’esprit, si les cris de la mère demandant ses pauvres enfans ne nous avertissaient trop souvent que le choix n’est pas volontaire. Un jour, à Bérézov, en creusant un puits, on découvre un cadavre qui semblait être de la veille, tant il était bien conservé dans son splendide uniforme, avec toutes ses décorations, grâce à la nature glaciale du sol. A force de recherches et de souvenirs, on parvient à constater que c’est le corps du prince Menstchikov, mort il y a plus d’un siècle en cet endroit, en exilé, après avoir été le ministre et le favori des tsars. « Quel étrange hasard ! » se contente de s’écrier Mme Felinska en notant cet événement, — et elle laisse au lecteur le soin de compléter par sa pensée ce tableau émouvant d’une Polonaise se trouvant sur la même terre de proscription en face du cadavre de l’homme qui avait le premier foulé impunément le sol sarmate.

Une des plus récentes et des plus remarquables publications de cette littérature dite déportée (c’est ainsi qu’on l’appelle en Pologne par opposition à la littérature émigrée) est celle que vient de nous donner M. Rufin Piotrowski[2]. Son livre ne se recommande pas seulement par la richesse des détails et l’ampleur de la composition, mais aussi et surtout parce que l’auteur est un Sibérien évadé. C’est là, depuis Beniowski, le seul exemple d’un déporté (et M. Piotrowski était de plus condamné aux travaux forcés) qui ait tenté une telle entreprise et y ait réussi. Encore Beniowski a-t-il eu beaucoup de complices et d’aides, il n’était séparé que par un espace relativement court de la terre de délivrance, tandis que notre contemporain n’avait à compter que sur lui-même, et a su

  1. Nous employons ici le v de l’alphabet latin comme le meilleur équivalent du b (viedi) de l’alphabet russe, bien que les lettres w et f rendent à peu près en russe le même son. Pour être conséquent, il faut écrire non-seulement Moscova, tambov, Bérézov, mais Orlov, Menstchikov, etc. Quant au nom de Kiow, nous adoptons l’orthographe même des habitans de cette ville (petits Ruthènes); les Russes seuls écrivent Kiew tout en prononçant Kiow.
  2. Pamietniki Rufina Piotrowskiego, 3 vol. in-8o, Posen 1861.