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Pays mystérieux et lugubre, «pays d’où l’on ne revient jamais, » comme le dit le paysan polonais et comme l’a dit aussi Hamlet d’une autre région, si semblable cependant à celle dont nous parlons :

The undiscover’d country, from whose bourn
No traveller returns!...

Et cependant on en revient parfois. Parfois à l’avènement d’un tsar au trône, une amnistie qui, quoique très incomplète, n’en est pas moins surnommée générale rend aux familles éplorées ceux qui n’ont pas succombé à la peine ; cela est du moins arrivé deux fois depuis un siècle, à l’avènement de Paul Ier et d’Alexandre II : l’empereur Nicolas n’a jamais connu pareille faiblesse. Dans d’autres cas, — très rares et même faciles à énumérer, — des instances, des prières appuyées par une haute protection obtiennent, au bout d’années de persévérans efforts, le retour d’un condamné. Enfin on a vu même revenir à la lumière et reparaître au milieu des vivans ceux qui, sans attendre ni espérer une amnistie générale ou individuelle, ont trouvé dans leur audace et leur énergie les moyens de se soustraire à une horrible destinée; mais ce phénomène-là ne s’est rencontré que deux fois depuis un siècle. Plusieurs de ces revenans ont fait ensuite le récit de leur séjour dans ces tristes parages, d’autres ont laissé des notes écrites sur les lieux mêmes et puis pieusement recueillies, — et c’est ainsi que la littérature polonaise possède maintenant toute une collection de ces écrits des Sibériens, collection assez riche déjà, et qui, malgré la monotonie du sujet, ne manque certes pas de variété.

Qu’elles sont étranges en effet ces aventures de Beniowski, soldat de Bar, déporté au Kamtchatka, y organisant une vaste conspiration avec les indigènes sauvages, faisant prêter aux Kamtchadales un serment de fidélité à la confédération de Bar, passant avec eux le détroit de Behring, conquérant Madagascar et venant en offrir la suzeraineté au roi de France ! Bien différentes sont les destinées du général Kopeç, relégué quelques années après dans ces mêmes contrées. Soumis, patient et presque serein pendant tout le temps de l’exil, son esprit s’obscurcit au moment même où il apprend que l’heure de la délivrance a sonné : la joie est trop forte pour son âme; il ne rapporte dans sa patrie que les débris de sa raison, et il n’a plus que de rares momens de lucidité dont il profite pur dicter quelques pages calmes et douces sur un passé plein de souffrances. Pendant trente ans. le pauvre Adolphe Januszkiewicz note tous les jours pour sa vieille mère, restée en Lithuanie, chaque événement d’une vie écoulée dans les steppes, au milieu des Kirghis; la main d’un frère vient récemment de nous dévoiler tout ce que ce cœur