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il m’est passé pour tout le monde, et si j’avais un amant qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprais avec lui. »

Jeune encore au moment de son veuvage, aimable, ayant le goût du monde et de tous les divertissemens, Mme de Sévigné n’avait qu’à se laisser aller pour jouir de tous les plaisirs et de tous les succès. Elle eut évidemment beaucoup d’amis, beaucoup de liaisons, beaucoup de relations et même bon nombre d’adorateurs, dans un temps où la galanterie régnait : l’élégant comte du Lude, qui fut grand-maître de l’artillerie, un Breton, le marquis de Tonquedec, peut-être Turenne, le prince de Conti, Fouquet, le magnifique surintendant, qui cachait négligemment dans la fameuse cassette aux poulets quelques billets fort innocens de Mme de Sévigné, enfin le vaniteux et médisant Bussy, qui n’avait pas même attendu la mort du marquis de Sévigné pour essayer de faire son chemin auprès de sa spirituelle cousine. Le plus heureux, qui fut sans doute du Lude, n’alla pas bien loin, quoique Mme de Sévigné ne se défendît pas plus tard d’avoir eu du goût pour lui. Au fond, cette charmante personne aimait les galanteries comme un passe-temps ; elle avait plus de grâce vive et légère dans l’esprit que de puissance d’émotion dans le cœur, et à aucun moment sa nature ne semble avoir été portée aux grandes passions. Elle avait l’âme facile, ouverte, ne dédaignant pas les conquêtes, ne les décourageant pas du moins, pour s’échapper toujours en riant, et je ne sais trop s’il n’y a pas quelque pointe d’ironie dans ce que Mme de La Fayette disait d’elle, sans intention méchante assurément : « Vous êtes la plus civile et la plus obligeante personne qui ait jamais été, et par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les plus simples complimens de bienséance paraissent dans votre bouche des protestations d’amitié, et tous les gens qui sortent d’auprès de vous s’en vont persuadés de votre estime et de votre bienveillance, sans qu’ils se puissent dire à eux-mêmes quelle marque vous leur avez donnée de l’une et de l’autre. » Ce jeu de grâce et d’obligeance universelles ressemble singulièrement à la coquetterie d’une nature plus vive et plus enjouée que profonde, qui a besoin de plaire, qui aime d’être aimée, selon le mot de Bussy, et dont l’essence légère est l’agrément. Il n’y a qu’une passion dans la vie de Mme de Sévigné, c’est celle qu’elle ressent pour sa fille, et dont elle multiplie l’expression. C’est sa grande affaire de cœur, son originalité, son attitude en quelque sorte, et on ne peut mieux la représenter dans ce rôle de jeune mère mondaine que par cette gracieuse rencontre dont l’abbé Arnaud, le frère d’Arnaud de Pomponne, a fixé le souvenir dans ses mémoires. « Il me semble que je la vois encore, dit-il, telle qu’elle me parut la première fois que j’eus l’honneur de la voir, arrivant dans le fond