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de l’assassin au moment où il va frapper sa victime, ou bien qu’un corps étranger introduit dans l’organisme n’y produise pas un effet douloureux, c’est vouloir dans le premier cas que Dieu ôte à l’homme son libre arbitre, dans le second, qu’il lui donne, au lieu d’un corps d’animal, un corps de séraphin, et dans les deux cas qu’il agisse contre sa sagesse et démente ses propres desseins.

Ce n’est pas tout, car si au-dessus du monde matériel il y a le monde moral, au-dessus de tous deux plane un ordre supérieur, ordre mystérieux que la raison ne peut qu’entrevoir. C’est l’ordre de la grâce. Malebranche s’élance hardiment dans cette région du mystère. Suivant lui, que Dieu agisse d’une façon naturelle ou d’une façon surnaturelle, il faut toujours que son action porte le caractère de ses attributs. La grâce a donc ses lois. Il ne faut pas croire qu’elle se répande sur les âmes au hasard. Point de caprice, point de prédilection aveugle : tout part d’un conseil profond, tout marche par des volontés générales. Que la grâce semble avoir manqué à une âme d’ailleurs pure, ou qu’elle soit descendue dans une âme indigne, notre ignorance se récrie et ose accuser Dieu d’injustice. Non, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, comme le Dieu de Platon et de Descartes, c’est toujours la cause universelle, la justice éternelle, la raison, la sagesse et la bonté. Si l’action divine paraît quelquefois inutile, c’est que Dieu, pour donner à la grâce tout son effet, eût été obligé d’intervenir, de troubler l’ordre général par une volonté particulière. Or Dieu n’aime que les voies simples, qui sont les voies générales. Dans l’ordre de la grâce, comme dans celui de la nature, Dieu est toujours Dieu.

Ces deux ordres sont-ils séparés l’un de l’autre, et la raison humaine ne parviendra-t-elle pas à saisir le nœud qui les unit ? Question deux fois obscure où Malebranche, emporté par un irrésistible élan, se jette avec une intrépidité qui n’a d’égale que sa candeur. Le nœud du problème, c’est, suivant lui, l’incarnation de Dieu dans l’humanité. Ce qui semble mystère impénétrable, c’est un rayon de lumière à qui sait comprendre et raisonner. Dieu en effet n’a pu se proposer, en devenant créateur, qu’un objet infini. Le fini s’évanouit devant son immensité, et, comparés à Dieu, ces innombrables mondes semés dans l’espace, et ces autres créatures d’élite qui valent mieux que tous les mondes, ces légions d’intelligences qui s’échelonnent entre l’homme et Dieu, tout cela, devant l’être infini et parfait, est comme s’il n’était pas. Pour que la création devienne digne de lui, il faut qu’elle soit infinie. Et il n’y a qu’un moyen pour cela, c’est que Dieu y mette quelque chose de lui, c’est qu’il y fasse descendre son verbe, c’est en un mot que le verbe se fasse chair. Et verbum caro factum est... L’incarnation de Jésus donne la clé de l’énigme universelle. Non-seulement elle entre dans le plan éternel