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et Arnaud à dîner. Arnaud se rend chez le marquis, accompagné de deux témoins, comme pour un duel. Ses témoins sont le père Quesnel et Tréville, depuis peu. converti. Laissons la parole au père André.


« Le comte de Troisville, qui ouvrit la scène, avait de l’esprit, de la science, et surtout une estime infinie pour saint Augustin. Il fit d’abord un long discours, qui était fort étudié, pour montrer ce que nul bon catholique ne peut contester, que, sur les matières de la grâce et de la prédestination, ce grand docteur est l’oracle qu’il faut interroger, et que l’église dans tous les temps lui a fait cet honneur. Le père Malebranche, aussi admirateur de saint Augustin que M. Arnaud, n’eut point de peine à convenir de ce principe; il ajouta seulement qu’il fallait bien entendre ce père, c’est-à-dire selon les règles d’une bonne critique et selon l’analogie de la foi que le saint a défendue contre les hérétiques.


« Après être convenu de cette vérité, qui est fondamentale dans les matières de la grâce, quoi qu’en disent quelques théologiens, le père Malebranche voulut commencer à exposer ses sentimens sur cette matière; mais à peine avait-il ouvert la bouche pour dire une parole, que la vivacité de M. Arnaud ne lui permit pas de passer outre. Le principe de son sentiment était que Dieu agissait presque toujours, dans l’ordre de la grâce aussi bien que dans l’ordre de la nature, par des lois générales. Le docteur l’interrompit là. Il essayait en vain d’expliquer ce beau principe, qui est évident pour quiconque est capable de réflexion : M. Arnaud ne voulut entendre ni preuves ni explications. Il avait toujours à y opposer tantôt une question importante, tantôt une fâcheuse conséquence, tantôt un passage de saint Augustin, et par-dessus tout, une prévention de cinquante années pour le sentiment de Jansénius, où il avait été élevé presque dès son enfance, de sorte que le père Malebranche, qui n’avait ni les forces ni la volubilité de langue de son adversaire, fut obligé de n’être que simple auditeur dans une conférence qui avait été résolue pour le faire parler.

« Las d’une dispute où l’on n’avançait point, il dit que puisqu’on ne lui permettait pas de s’expliquer de vive voix, il s’engageait de mettre par écrit ses sentimens et de les communiquer à M. Arnaud, à condition qu’il les examinerait avec une attention sérieuse, et qu’il lui proposerait aussi par écrit ses difficultés. Ce parti fut approuvé par la compagnie, et l’on se retira aussi bons amis qu’on le pouvait être au sortir d’une conversation assez échauffée. Ainsi finit la conférence du père Malebranche avec M. Arnaud. Elle se tint au mois de mai 1679. »


Voilà l’occasion qui fit écrire à Malebranche son Traité de la Nature et de la Grâce. On sait le reste. Le Traité, envoyé manuscrit à Arnaud, ne lui arriva que tardivement. Malebranche le fit imprimer en Hollande et publier malgré les réclamations et les prières d’Arnaud (1680, in-12, Amsterdam). De là une polémique de vingt ans, qui n’a de comparable, pour le talent dépensé et pour l’acharnement, que la lutte de Fénelon avec Bossuet. On est charmé de rencontrer sur ce mémorable duel un jugement aussi piquant qu’inat-