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contre vous; il sera aisé de vous satisfaire. — Vous me ferez beaucoup d’honneur, lui répondit le père Malebranche. Après quoi l’on se sépara. »


Bossuet se disposait probablement à répondre à ce défi voilé, de politesse, quand le marquis d’Allemans lui arrêta la main. Bossuet se borna à obtenir l’ordre de faire saisir le Traité de la Nature el de la Grâce. Il exprima de nouveau le désir de conférer avec Malebranche; celui-ci refusa obstinément et sèchement. Le manuscrit de Troyes nous donne un extrait de la lettre de Malebranche à Bossuet :


« Monseigneur, je ne puis me résoudre à entrer en conférences avec vous sur le sujet que vous savez. J’appréhende ou de manquer au respect que je vous dois, ou de ne pas soutenir avec assez de fermeté des sentimens qui me paraissent, et à plusieurs autres, très véritables et très édifians... »


Bossuet ne se contint plus : il éclata publiquement dans l’oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse, « Que je méprise ces philosophes, s’écria-t-il, qui, mesurant les desseins de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d’un certain ordre général d’où le reste se développe comme il peut, comme s’il avait, à notre manière, des vues générales et confuses, et comme si la souveraine intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières qui seules subsistent véritablement! » Cette véhémente et altière apostrophe tombait d’aplomb sur le système de Malebranche, et au surplus, en cas qu’il n’eût pas compris, Bossuet prit soin de lui faire adresser l’oraison funèbre à la campagne. En vain le marquis d’Allemans essaya, dans une lettre intéressante que nous donné M. l’abbé Blampignon[1], d’amortir le coup et de panser la blessure : elle fut cruelle. Malebranche pourtant fit bonne contenance : il ne répondit mot, et à son retour à Paris il alla rendre visite à Bossuet et le remercier de l’honneur qu’il lui avait fait en s’occupant publiquement de lui; mais Bossuet ne se payait pas de complimens, il insista pour conférer. Après de nouveaux refus, Malebranche, à qui le marquis d’Allemans rapporta de bonnes paroles de Bossuet recueillies dans une conversation qu’avait eue, en sa présence, le prélat avec Condé et le duc de Chevreuse, accepta une conférence et se rendit chez Bossuet.


« Le prélat réduisit à deux points toutes les difficultés sur le Traité de la Nature et de la Grâce. Le premier regardait la puissance qu’a Dieu de faire un autre ordre de choses. Le père Malebranche y répondit par ses principes, de manière que M. de Meaux n’insista plus sur cet article. Il passa au second, qui regardait la prédilection de Dieu pour ses élus, laquelle ne lui paraissait pas compatible avec le système des volontés géné-

  1. Voir son Essai, pages 82 et suivantes.