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cuse en disant qu’on ne peut philosopher par lettres. Malgré ce dégoût sincère pour la discussion, le fait est que Malebranche eut à soutenir vingt querelles : une d’abord avec le chanoine Foucher, se disant philosophe académicien, sur la certitude, une avec Bossuet sur la grâce, une autre avec Fénelon sur le gouvernement de la Providence, une autre avec le père Boursier sur la conciliation de la toute-puissance divine avec la liberté humaine, une avec le père Lamy sur l’amour de Dieu. Notez que je n’ai pas parlé de la plus grande querelle de Malebranche, celle avec Arnaud. Est-ce tout ? Non ; il y a encore une autre polémique avec Régis sur la grandeur apparente de la lune. Cette fois Malebranche eut satisfaction. Une imposante réunion de membres de l’Académie des Sciences[1] se déclara pour lui, et le débat eut un dénoûment. On peut donc s’entendre, à ce qu’il paraît, sur la grandeur d’une planète. Pourquoi, hélas ! cela est-il plus difficile sur la certitude, la grâce et l’amour de Dieu ?

Au simple exposé de tant de polémiques, quelqu’un soupçonnera peut-être que le père Malebranche n’avait pas une médiocre complaisance pour ses idées, et que ce philosophe, indifférent aux biens de ce monde et qui renonçait avec tant d’aisance à la succession de son frère, ne renonçait pas si aisément à ses systèmes. J’en tombe d’accord. Irait-on même jusqu’à accuser le père Malebranche d’entêtement, je n’oserais pas y contredire. Le grand crime après tout ! Il faut bien que le moi se loge quelque part. Un philosophe ne tient pas à la fortune, au bien-être, aux dignités. Il pourra même, à la rigueur, faire bon marché de la gloire ; mais ne lui demandez pas de sacrifier ses idées. Ce serait lui demander de sacrifier son âme, sa vie, son tout. Malebranche donc, comme son maître Descartes, abondait dans son sens un peu plus que de raison ; il y a plus, Malebranche sentait son génie. Sans aucune vanité, il n’était pas sans orgueil. Quand il discutait avec Lamy, Foucher, Boursier, Régis, il laissait volontiers percer le sentiment de sa supériorité. Ce n’était que se montrer sincère. Avec Arnaud et Bossuet, il baissait le ton par bienséance et bon goût ; mais au fond il entendait traiter d’égal à égal, et c’était son droit. On lui reproche, à la fin de sa longue lutte avec Arnaud, de s’être un peu aigri. Je ne dis pas non ; mais Arnaud n’était pas en reste, et après tout les théologiens ne sont pas des anges[2].

  1. Elle était ainsi composée : le marquis de L’Hôpital, l’abbé Catelan, Sauveur et Varignon.
  2. Je trouve en effet dans Malebranche un peu plus d’irritation et d’amertume que je ne voudrais, quand, à la mort d’Arnaud, il écrit (du 14 octobre 1694) : « On dit que M. Arnaud, avant de mourir, a fait encore une lettre contre moi, où, au lieu de répondre à mes dernières, il renouvelle ses accusations chimériques, que je mets de l’ignorance en Jésus-Christ ; vous savez que je dis positivement le contraire. Quand j’aurai vu la lettre, j’y répondrai. Il est mort le 18 août du rhume. On a fait quelques vers à sa louange, que je n’ai pas vus ; mais je sais qu’on le représente en héros, toujours triomphant de ses adversaires, et que je suis joint avec Saint-Sorlin pour servir à l’histoire de son triomphe. Cela est divertissant ! » (Page 16 de la correspondance inédite publiée par l’abbé Blampignon.)