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« L’autre jour que j’étais couché à l’ombre, je m’avisai de remarquer la variété des herbes et des petits animaux que je trouvai sous mes yeux. Je comptai, sans changer de place, plus de vingt sortes d’insectes dans un fort petit espace et au moins autant de plantes. Je pris un de ces insectes,... je le considérai attentivement, et je ne crains point de vous dire de lui ce que Jésus-Christ assure des lis champêtres, que Salomon, dans toute sa gloire, n’avait point de si magnifiques ornemens[1]. »


Ces lignes sont d’un tour exquis, mais dans l’émotion même du contemplateur de la nature la raison du physicien-géomètre se fait sentir. Malebranche compte les insectes, et ce qu’il y admire, c’est la variété de leurs espèces, le nombre de leurs parties. Pour lui comme pour tous les cartésiens qui avaient accepté avec ferveur l’idée du mécanisme, les animaux étaient de merveilleux automates, dont ils ne pouvaient se lasser d’admirer les ressorts. L’hôte de Spinoza racontait à Colerus qu’un des divertissemens favoris de son philosophe, c’était de jeter des mouches sur une toile d’araignée et d’assister au combat. Jeu d’enfant, direz-vous, jeu cruel, qui passe même pour avoir été celui de Domitien. — Prenez garde, ne vous pressez pas de comparer Spinoza à un monstre; c’était le plus doux des hommes, et, bien qu’il n’admît pas l’automatisme absolu des bêtes, il ne se montrait pas beaucoup plus cruel en s’amusant des luttes d’une mouche et d’une araignée que ne le fut Malebranche le jour que Fontenelle le visita, et qu’importuné par les mouvemens de sa chienne qui coupaient la conversation et l’empêchaient de suivre quelque raisonnement, il donna à cette pauvre bête, qui était pleine, un grand coup de pied dans le ventre en disant : Ne savez-vous pas bien que cela ne sent pas?

Ces mécanistes à outrance n’en étaient que plus attentifs au mystère de l’apparition subite de la vie. « Le révérend père de Malebranche, écrit un de ses amis, a présentement un fourneau où il met couver des œufs, et... il en a déjà ouvert dans lesquels il a vu le cœur formé et battant avec quelques artères[2]. » Pour s’aider dans ces observations délicates, Malebranche savait au besoin se construire des instrumens de précision. Comme Spinoza, il était fort adroit de ses mains et se plaisait à polir des verres d’optique. Nous apprenons aussi par les nouveaux documens qu’il était botaniste et s’était fait un volumineux herbier. C’est le moment de rappeler que Malebranche était un géomètre éminent, un membre de l’Académie des Sciences. Il initia aux mathématiques le marquis de L’Hôpital, si connu par son Analyse des infiniment petits. C’est Malebranche qui voulut éditer ce bel ouvrage et qui en traça les figures de sa main.

  1. Entretiens sur la Métaphysique, X, II.
  2. Manuscrit du père Adry, partie IIe.