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ris. Il y a longtemps que je m’y prépare. Tout est prêt aujourd’hui pour assurer la vie que je dois y mener. J’y suis attendu. En voici la preuve. — Et en disant cela il me montrait la lettre. — Aujourd’hui le succès ne dépend que d’un petit effort, et j’en ai fait de plus grands ; vous êtes là pour le dire, vous qui m’avez vu à l’œuvre. Écoutez-moi, mon cher Dominique : dans trois jours, vous serez un collégien de seconde, c’est-à-dire un peu moins qu’un homme, mais beaucoup plus qu’un enfant. L’âge est indifférent. Vous voilà seize ans. Dans six mois, si vous le voulez bien, vous pouvez en avoir dix-huit. Quittez les Trembles et n’y pensez plus. N’y pensez jamais que plus tard, et quand il s’agira de régler vos comptes de fortune. La campagne n’est pas faite pour vous, ni l’isolement, qui vous tuerait. Vous regardez toujours ou trop haut ou trop bas. Trop haut, mon cher, c’est l’impossible ; trop bas, ce sont les feuilles mortes. La vie n’est pas là ; regardez directement devant vous à hauteur d’homme, et vous la verrez. Vous avez beaucoup d’intelligence, un beau patrimoine, un nom qui vous recommande ; avec un pareil lot dans son trousseau de collège, on arrive à tout. — Encore un conseil : attendez-vous à n’être pas très heureux pendant vos années d’études ; mais vous n’en avez que trois, et cela passera vite. Songez que la soumission n’engage à rien pour l’avenir, et que la discipline imposée n’est rien non plus quand on a le bon esprit de se l’imposer soi-même. Ne comptez pas trop sur les amitiés de collège, à moins que vous ne soyez libre absolument de les choisir ; et quant aux jalousies dont vous serez l’objet, si vous avez des succès, ce que je crois, prenez-en votre parti d’avance et tenez-les pour un apprentissage. Maintenant ne passez pas un seul jour sans vous dire que le travail conduit au but, et ne vous endormez pas un seul soir sans penser à Paris, qui vous attend, et où nous nous reverrons.

Il me serra la main avec une autorité de geste tout à fait virile, et ne fit qu’un bond jusqu’à l’escalier qui menait à sa chambre.

Je descendis alors dans les allées du jardin, où le vieux André sarclait des plates-bandes.

— Qu’y a-t-il donc, monsieur Dominique ? me demanda André en remarquant que j’étais dans le plus grand trouble.

— Il y a que je vais partir dans trois jours pour le collège, mon pauvre André.

Et je courus au fond du parc, où je restai caché jusqu’au soir.