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elles font les mœurs, sans lesquelles les lois ne sont rien ; elles n’ont pas d’assemblées parlementaires et ne font pas de discours, elles ont la conversation et les salons, ces réunions choisies où tout est passé en revue, passionnément discuté, exalté ou criblé de raillerie élégante, ces foyers mondains qui sont, eux aussi, une puissance légitime, quand ils ne sont pas une cohue ou une coterie. Elles n’ont été jamais de l’Académie, et elles ont toujours fait des académiciens. Quelques-unes ont été de grands écrivains sans le savoir et ont poussé jusqu’au génie l’éloquence du cœur, la finesse de l’esprit, la sagacité du jugement, l’art de grouper tout un monde autour d’elles. Rien ne manque à cette souveraineté charmante, pas même les courtisans, les parasites et les importans. Ce n’est pas peut-être l’histoire de toutes les sociétés, c’est du moins l’histoire de notre société française, si prompte à se ressaisir et à se retrouver elle-même après toutes les épreuves, si impressionnable et si nerveuse, de cette société où les femmes ont régné, les unes par une invisible action, les autres par l’essor d’une personnalité brillante, et où jusqu’à des étrangères sont venues quelquefois briguer une royauté qu’elles ne trouvaient pas chez elles, qui les attirait dans notre monde et dont on ne leur refusait pas les gracieux avantages. Je ne sais ce qui arrivera de cette vie de conversations et de salons, de cette influence des femmes dans l’invasion des mœurs nouvelles ; ce qui est certain, c’est que cette puissance a existé, qu’elle est une tradition presque nationale en France, et qu’elle s’est révélée dans une multitude d’expressions et de types variant avec les époques, depuis Mme de Sévigné, l’incomparable épistolière, jusqu’à Mme de Staël, Mme de Duras, Mme Récamier et Mme Swetchine, la plus récente de ces renommées écloses dans l’atmosphère mondaine.

Les livres ont leur destin, et n’est-ce point un hasard intelligent qui, au même instant, à la même heure, fait revivre trois de ces femmes si différentes d’origine, de traits, de physionomie et d’esprit, — l’une, la grâce la plus vive d’une grande époque, — l’autre, organisation ardente et orageuse, représentant au seuil de notre siècle la passion et l’éloquence, — la dernière enfin, une Russe, figure un peu étrange que des amis empressés mettent le zèle le plus chaud à naturaliser et à populariser ? Mme de Staël n’est vue qu’à là dérobée et de profil dans ces lettres rassemblées sous le titre de Coppet et Weimar, qui ne sont pas sans doute les plus curieuses de celles qu’elle a laissées, qui la montrent uniquement dans ses relations avec une autre reine du temps, Mme Récamier, et avec une princesse allemande, la grande-duchesse de Weimar. Ce n’est qu’un coin du tableau de la société française et de la destinée de Mme de Staël elle-même dans les orages guerriers de l’empire.