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III.

Ce que j’ai à vous dire de moi est fort peu de chose, et cela pourrait tenir en quelques mots : un campagnard qui s’éloigne un moment de son village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à la manie d’écrire, et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de son histoire. Le plat résumé que voici, le dénoûment bourgeois que vous lui connaissez, c’est encore ce que cette histoire contiendra de meilleur comme moralité, et peut-être de plus romanesque comme aventure. Le reste n’est instructif pour personne, et ne saurait émouvoir que mes souvenirs. Je n’en fais pas mystère, croyez-le bien ; mais j’en parle le moins possible, et cela pour des raisons particulières qui n’ont rien de commun avec l’envie de me rendre plus intéressant que je ne le suis.

Des quelques personnes qui se trouvent mêlées à ce récit, et dont je vous entretiendrai presque autant que de moi-même, l’un est un ami ancien, difficile à définir, plus difficile encore à juger sans amertume, et dont vous avez lu tout à l’heure la lettre d’adieu et de deuil. Jamais il ne se serait expliqué sur une existence qui n’avait pas lieu de lui plaire. C’est presque la réhabiliter que de la mêler à ces confidences. L’autre n’a aucune raison d’être discret sur la sienne. Il appartient à des situations qui font de lui un homme public : ou vous le connaissez, ou il vous arrivera probablement de le connaître, et je ne crois pas le diminuer du plus petit de ses mérites en vous avertissant de la médiocrité de ses origines. Quant à la troisième personne dont le contact eut une vive influence sur ma jeunesse, elle est placée maintenant dans des conditions de sécurité, de bonheur et d’oubli, à défier tout rapprochement entre les souvenirs de celui qui vous parlera d’elle et les siens.

Je puis dire que je n’ai pas eu de famille, et ce sont mes enfans qui me font connaître aujourd’hui la douceur et la fermeté des liens qui m’ont manqué quand j’avais leur âge. Ma mère eut à peine la force de me nourrir et mourut. Mon père vécut encore quelques années, mais dans un état de santé si misérable que je cessai de sentir sa présence longtemps avant de le perdre, et que sa mort remonte pour moi bien au-delà de son décès réel, en sorte que je n’ai pour ainsi dire connu ni l’un ni l’autre, et que le jour où, en deuil de mon père, qui venait de s’éteindre, je demeurai seul, je n’aperçus aucun changement notable qui me fit souffrir. Je n’attachai qu’un sens des plus vagues au mot d’orphelin qu’on répétait