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Dominique, et parmi ceux qui passaient près des Trembles et reconnaissaient au second étage, à droite, la chambre qui avait été la sienne, nul assurément ne s’était jamais douté du monde d’idées et de sentimens qui la séparait d’eux.

J’ai parlé des visites que Dominique recevait aux Trembles, et je dois y revenir à cause d’un événement dont je fus en quelque sorte témoin et qui le frappa profondément.

Au nombre des amis qui se réunirent aux Trembles cette année-là, et selon l’usage pour fêter la Saint-Hubert, se trouvait un de ses plus anciens camarades fort riche, et qui vivait retiré, disait-on, sans famille dans un château éloigné d’une douzaine de lieues. On l’appelait d’Orsel. Il était du même âge que Dominique, quoique sa chevelure blonde et son visage presque sans barbe lui donnassent par momens des airs de jeunesse qui pouvaient faire croire à quelques années de moins. C’était un garçon de bonne tournure, très soigné de tenue, de formes séduisantes et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les paroles et l’accent, qui, au milieu d’un certain monde un peu blasé, n’eût pas manqué d’un attrait réel. Il y avait en lui beaucoup de lassitude, ou beaucoup d’indifférence, ou beaucoup d’apprêt. Il aimait la chasse, les chevaux. Après avoir adoré les voyages, il ne voyageait plus. Parisien d’adoption, presque de naissance, un beau jour on avait appris qu’il quittait Paris, et sans qu’on pût déterminer le vrai motif d’une pareille retraite, il était venu s’ensevelir, au fond de ses marais d’Orsel, dans la plus inconcevable solitude. Il y vivait bizarrement, comme en un lieu de refuge et d’oubli, se montrant peu, ne recevant pas du tout, et dans les obscurités de je ne sais quel parti-pris morose qui ne s’expliquait que par un acte de désespoir de la part d’un homme jeune, riche, à qui l’on pouvait supposer sinon de grandes passions, du moins des ardeurs de plus d’un genre. Très peu lettré, quoiqu’il eût passablement appris par ouï-dire, il témoignait un certain mépris hautain pour les livres et beaucoup de pitié pour ceux qui se donnaient la peine de les écrire. À quoi bon ? disait-il ; l’existence était trop courte et ne méritait pas qu’on en prît tant de souci. Et il soutenait alors, avec plus d’esprit que de logique, la thèse banale des découragés, quoiqu’il n’eût jamais rien fait qui lui donnât le droit de se dire un des leurs. Ce qu’il y avait de plus sensible dans ce caractère un peu effacé comme sous des poussières de solitude, et dont les traits originaux commençaient à sentir l’usure, c’était comme une passion à la fois mal satisfaite et mal éteinte pour le grand luxe, les grandes jouissances et les vanités artificielles de la vie. Et l’espèce d’hypocondrie froide et élégante qui perçait dans toute sa personne prouvait que si quelque chose survivait au dé-