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ainsi que le docteur et moi nous désignions dorénavant les châtelains des Trembles.


II.

L’absence a des effets singuliers. J’en fis l’épreuve pendant cette première année d’éloignement qui me sépara de M. Dominique, sans qu’aucun souvenir direct parût nous rappeler l’un à l’autre. L’absence unit et désunit, elle rapproche aussi bien qu’elle divise, elle fait se souvenir, elle fait oublier ; elle relâche certains liens très solides, elle les tend et les éprouve au point de les briser ; il y a des liaisons soi-disant indestructibles dans lesquelles elle fait d’irrémédiables avaries ; elle accumule des mondes d’indifférence sur des promesses de souvenirs éternels. Et puis d’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain, elle compose, avec des riens, en les tissant je ne sais comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée. Les chaînes composées de la sorte à notre insu, avec la substance la plus pure et la plus vivace de nos sentimens, par cette mystérieuse ouvrière, sont comme un insaisissable rayon qui va de l’un à l’autre, et ne craignent plus rien, ni des distances ni du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les prolonger indéfiniment sans les rompre. Le regret n’est, en pareil cas, que le mouvement un peu plus rude de ces fils invisibles attachés dans les profondeurs du cœur et de l’esprit, et dont l’extrême tension fait souffrir. Une année se passe. On s’est quitté sans se dire au revoir ; on se retrouve, et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. Ce long intervalle de douze mois, grand espace de vie et d’oubli, n’a pas contenu un seul jour inutile, et ces douze mois de silence vous ont donné tout à coup le besoin mutuel des confidences, avec le droit plus surprenant encore de vous confier.

Il y avait juste un an que j’avais mis le pied dans Villeneuve pour la première fois, quand j’y revins attiré par une lettre du docteur, qui m’écrivait : « On parle de vous dans le voisinage, et l’automne est superbe, venez. » J’arrivai sans me faire attendre, et quand un soir de vendanges, par une journée tiède, par un soleil doux, au milieu des mêmes bruits, je montai sans être annoncé le perron des Trembles, je vis bien que l’union dont je parle était formée, et que l’ingénieuse absence avait agi sans nous et pour nous.

J’étais un hôte attendu qui revenait, qui devait revenir, et qu’un