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terrasse en tonnelle occupant toute la façade de la maison, et à l’extrémité de laquelle on voyait la mer. En passant devant une chambre éclairée, dont la fenêtre était ouverte à l’air tiède de la nuit, j’aperçus la jeune femme à l’écharpe rouge, assise et brodant près de deux lits jumeaux. Nous nous séparâmes à la grille. La lune éclairait en plein la large cour d’honneur, où le mouvement de la ferme ne parvenait plus. Les chiens, las d’une journée de chasse, y dormaient devant leurs niches, la chaîne au cou, étendus à plat sur le sable. Des oiseaux se remuaient dans des massifs de lilas, comme si la grande clarté de la nuit leur eût fait croire à la venue du jour. On n’entendait plus rien du bal interrompu par le souper ; la maison des Trembles et les environs reposaient déjà dans le plus grand silence, et cette absence de tout bruit soulageait du bruit du biniou.

Très peu de jours après nous trouvions, en rentrant au logis, deux cartes de M. Dominique de Bray, qui s’était présenté dans la journée pour nous faire sa visite, et le lendemain même un billet d’invitation nous arrivait des Trembles. C’était une prière aimable signée du mari, mais écrite au nom de Mme de Bray ; il s’agissait d’un dîner de famille offert en voisins, et qu’on serait heureux de nous voir accepter de même.

Cette nouvelle entrevue, la première, à vrai dire, qui m’ait donné entrée dans la maison des Trembles, n’eut rien non plus de bien mémorable, et je n’en parlerais pas si je n’avais à dire un mot tout de suite de la famille de M. Dominique. Elle se composait de trois personnes dont j’avais déjà vu de loin la silhouette fugitive au milieu des vignes : une petite fille brune qu’on appelait Clémence, un garçon blond, fluet, grandissant trop vite et qui déjà promettait de porter avec plus de distinction que de vigueur le nom moitié féodal et moitié campagnard de Jean de Bray. Quant à leur mère, c’était une femme et une mère dans la plus excellente acception de ces deux mots, ni matrone ni jeune fille, très jeune d’âge peut-être, avec la maturité et la dignité puisées dans le sentiment bien compris de son double rôle ; de très beaux yeux dans un visage indécis, beaucoup de douceur, je ne sais quoi d’ombrageux d’abord qui tenait sans doute à l’isolement accoutumé de sa vie, mais avec infiniment de grâce et de manières.

Cette année-là, nos relations n’allèrent pas beaucoup plus loin : une ou deux chasses où M. de Bray me pria de prendre part, quelques visites reçues ou rendues, et qui me firent mieux connaître les chemins de son village qu’elles ne m’ouvrirent les avenues discrètes de son amitié. Puis novembre arriva, et je quittai Villeneuve sans avoir autrement pénétré dans l’intimité de l’heureux ménage : c’est