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Quoiqu’il ne fût pas le premier venu autant qu’il le prétendait, et qu’avant de rentrer dans les effacemens de sa province il en fût sorti par un commencement de célébrité, il aimait à se confondre avec la multitude des inconnus, qu’il appelait les quantités négatives. À ceux qui lui parlaient de sa jeunesse et lui rappelaient les quelques lueurs assez vives qu’elle avait jetées, il répondait que c’était sans doute une illusion des autres et de lui-même, qu’en réalité il n’était personne, et la preuve, c’est qu’il ressemblait aujourd’hui à tout le monde, résultat de toute équité dont il s’applaudissait comme d’une restitution légitime faite à l’opinion. Il répétait à ce sujet qu’il n’est donné qu’à bien peu de gens de se dire une exception, que ce rôle de privilégié est le plus ridicule, le moins excusable et le plus vain, quand il n’est pas justifié par des dons supérieurs ; que l’envie audacieuse de se distinguer du commun de ses semblables n’est le plus souvent qu’une tricherie commise envers la société et une injure impardonnable faite à tous les gens modestes qui ne sont rien ; que s’attribuer un lustre pour lequel on n’est pas né, c’est usurper les titres d’autrui, et risquer de se faire prendre tôt ou tard en flagrant délit de pillage dans le trésor public de la renommée.

Peut-être se diminuait-il ainsi pour expliquer sa retraite et pour ôter le moindre prétexte de retour à ses propres regrets comme aux regrets de ses amis. Était-il sincère ? Je me le suis demandé souvent, et quelquefois j’ai pu douter qu’un esprit comme le sien, épris de perfection, fût aussi complètement résigné dans sa défaite. Mais il y a tant de nuances dans la sincérité la plus loyale ! il y a tant de manières de dire la vérité sans la dire tout entière ! L’absolu détachement des choses n’admettrait-il aucun regard jeté de loin sur les choses qu’on désavoue ? Et quel est le cœur assez sûr de lui pour répondre qu’il ne se glissera jamais un regret entre la résignation, qui dépend de nous, et l’oubli, qui ne peut nous venir que du temps ?

Quoi qu’il en soit de ce jugement porté sur un passé qui ne s’accordait pas très bien avec sa vie présente, à l’époque dont je parle du moins, il était arrivé à ce degré de démission de lui-même et d’obscurité qui semblait lui donner tout à fait raison. Aussi ne fais-je que le prendre au mot en le traitant à peu près comme un inconnu. Il était devenu, d’après ses propres termes, si peu quelqu’un, et tant d’autres que lui pourraient à la rigueur se reconnaître dans ces pages, que je ne vois pas la moindre indiscrétion à publier de son vivant le portrait d’un homme dont la physionomie se prête à tant de ressemblances. Si quelque chose le distingue un peu du grand nombre de ceux qui volontiers retrouveraient en lui leur propre