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qu’il promettait à la navigation était un mensonge grotesque, car les Chelouks exaspérés s’étaient concentrés autour de la forêt de Fachoda, et attaquaient toutes les barques qui passaient. On dressait déjà la liste de celles qui avaient payé le sanglant tribut, et parmi les plus maltraités se trouvait un négrier dont le malheur n’excitait presque partout qu’une hilarité impitoyable. C’était un tailleur de Khartoum nommé Medani, qui, se sentant capable de s’enrichir par un bon coup de main comme les autres, avait capitalisé sa petite fortune, frété une barque avec une trentaine de bandits et couru sus aux nègres. Je l’avais rencontré revenant tout triomphant et avec un beau butin vivant ; mais il n’alla pas bien loin. Au pays des Chelouks, il eut l’imprudence de descendre à terre pour y passer la nuit, et, selon l’usage arabe, il se garda bien de s’entourer de sentinelles. Il arriva naturellement que les Chelouks tombèrent sur nos dormeurs, et que tout fut expédié en quelques minutes. Pareille mésaventure arriva, vers la même époque, près de Toura, aux sources du Fleuve-des-Gazelles, au goum du traitant Hadj-Ahmedani. Les nègres s’étaient concertés pour enlever successivement trois établissemens créés parmi eux. Celui d’Ahmedani, surpris le premier, contenait trente hommes et dix femmes ou enfans. Il n’échappa que deux hommes, qui allèrent donner l’alarme aux autres postes. Ceux-ci, assiégés à leur tour, purent résister, et furent dégagés au bout de quelques jours par un petit corps d’armée envoyé à leur secours.

Cet état de guerre ralentit à peine le va-et-vient de plus en plus accéléré des barques négrières sur le Fleuve-Blanc. C’était même une bonne chance de plus, et quelques slavers y voyaient une excellente occasion de faire des bénéfices en mettant leurs troupes au service de l’heureux routier, ou en lui vendant des munitions de guerre qu’il payait bien. Dès mars et avril 1861, la plupart des canges étaient en route vers Khartoum, principalement chargées de femmes et d’enfans. Cette année, comme la précédente, la petite vérole sévit sur ces malheureux et les décima horriblement. En 1860, pour éviter la contagion parmi ceux qui étaient encore sains, on avait jeté au fleuve pêle-mêle les morts et quelquefois les malades. D’autres avaient été déposés au premier mechera venu, victimes vouées d’avance à une agonie sans nom, aux tortures de la faim, aux hyènes ou aux crocodiles. J’avais rencontré le 13 décembre une malheureuse fille jetée ainsi sur la savane des Nouers quelques mois auparavant, et qui avait guéri presque miraculeusement en perdant la vue. En 1861, les enfans atteints par le fléau étaient déposés par centaines dans une île déserte, un peu en aval du village de Kaka. Une dame française qui passa par là en mai. Mme B…, recueillit humainement deux de ces victimes innocentes : l’une était aveugle.