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d’ailleurs dans la maison, et qui attirait les yeux par une certaine gentillesse timide et triste qui n’est pas rare dans sa race. Elle aussi avait sa petite histoire à raconter, et j’écris presque sous sa dictée. « Je suis du village de Fatouar, auprès de la grande eau, dans la tribu de Faouër. Mon père n’était pas au toukoul quand les blancs vinrent et prirent ma mère et moi et mon petit frère, qui tétait encore, et ils nous poussèrent dans leur barque, qui partit aussitôt. Mon petit frère était malade et criait, ce qui gênait les blancs : ils menacèrent ma mère et lui ordonnèrent de le faire taire. Mamma fit ce qu’elle put ; mais comme le petit criait toujours, un homme se leva avec son fusil, tua ma mère et les jeta tous les deux à l’eau. »

Un chargement obtenu par ces moyens étant une fois complété (et on se bornait généralement à une vingtaine de captifs par barque), il s’agissait, pour les négriers, de descendre prestement le fleuve et de placer assez promptement leur cargaison humaine pour pouvoir en refaire une autre avant la saison des pluies, qui rend presque toute circulation impossible. En général, on n’aimait guère à descendre jusqu’à Khartoum, où l’on se trouvait en présence de l’Europe, représentée par des consuls qui n’étaient pas toujours des complaisans. Deux marchés étaient ouverts en amont de la capitale : celui des Baggara et celui des villages échelonnés sur la rive droite du fleuve, Eleis, Ouad-Chelaï, Kitena, Salahié et autres, gouvernés par des fonctionnaires égyptiens assez peu soucieux des décrets lancés par les bureaux ministériels du Caire. Ces braves gens prêtaient la main à des opérations dont le résultat était d’approvisionner d’esclaves la presqu’île assez populeuse de Sennaar et la zone du Fleuve-Bleu. Les Baggara, d’autre part, forment un groupe de tribus reconnaissables à leur teint de brique et à la façon étrange et coquette à la fois dont ils tressent leurs longs cheveux. La chasse aux esclaves, dont ils ont longtemps vécu, est devenue la cause providentielle de leur ruine en attirant sur eux les forces disciplinées de l’Égypte ; mais cette ruine n’a été pour le Soudan qu’un malheur de plus, car, pour payer la taxe considérable à laquelle ils sont soumis, leurs propres razzias ne suffisaient plus ; il a fallu recourir au commerce, et les Baggara sont devenus les courtiers de la traite entre les barques qui descendent le fleuve avec un gros chargement et les djellab qui approvisionnent le Darfour et le Kordofan. Bien que cette dernière province soit soumise aux lois égyptiennes, l’esclavage y fleurit aussi souverainement qu’au fond du Maroc, et comme la production de ce pays est presque entièrement agricole, la vie de l’esclave y devient un enfer, car il n’a pas un jour de relâche. Que de fois, en traversant ces belles campagnes voisines de Lobeid à l’heure où le bétail lui-même, brûlé par les rayons verticaux du soleil, n’a plus la force de pâturer, j’ai vu au