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lonial. Cependant, loin de son foyer natal, l’homme a besoin de se créer un semblant de famille. La traite des négresses a suffi aux riches musulmans, coptes ou chrétiens syriens des villes du Soudan ; quant aux Européens, il s’est trouvé fort à propos, pour les préserver de cette dégradation, un élément nouveau, supérieur et civilisable : c’est l’Abyssinienne.

On nomme ainsi abusivement une classe d’esclaves que les caravanes ont de tout temps versées sur les marchés du Nil, et qui viennent toutes des plateaux où sont cantonnés les Gallas. Ces redoutables envahisseurs, qui ont fini par rejeter les Abyssins au-delà du Fleuve-Bleu, et que contient aujourd’hui la main vigoureuse d’un Charlemagne éthiopien[1], sont en hostilité perpétuelle et acharnée avec le peuple dominateur et chrétien d’Abyssinie, les Amhara, bien que l’on s’accorde à représenter les Amhara comme un rameau galla qui aurait, avant le Xe siècle, conquis les plus belles provinces de l’Ethiopie, et adopté la civilisation, la langue et le culte des vaincus. « Entre le Galla et l’Amhara, m’a dit M. Werner Munzinger, un voyageur allemand des plus compétens en pareille matière, je n’ai jamais pu saisir la moindre différence de type ni même de couleur. » On dirait deux frères ennemis, dont le moins heureux n’a jamais pu pardonner à l’autre son succès. Jusqu’à ces dernières années, où un décret de Théodore Ier a supprimé la traite sur le territoire éthiopien, les esclaves amenées sur les marchés du Nil venaient en grand nombre de l’Abyssinie. Presque toutes ces jeunes filles, fantasques, indociles, mais intelligentes, étaient aptes à devenir des ménagères actives et capables. Une aventure qui se rattache à cette période de la traite eut pour héros un brave officier français au service du vice-roi. Il avait reçu de l’ancien negus d’Abyssinie, à qui il avait rendu quelques services, une mule de prix, en même temps qu’un de ses collègues recevait de la même façon une belle captive. Le Français s’éprit de celle-ci, et eût bien voulu prier l’effendi de la lui vendre ; mais l’autre était riche. Un jour l’amoureux s’arme de courage, va trouver son confrère, et amène la conversation sur sa mule, en demandant à l’Égyptien s’il ne cherche pas à s’en procurer une. « En effet, dit celui-ci ; mais vous ne songez peut-être pas à vendre la vôtre ! — La vendre, non : je n’ai aucun besoin d’argent ; mais on pourrait s’entendre. Entre nous, tenez-vous beaucoup à Mlle Adjemiè ? — Ma foi ! elle m’a beaucoup plu ; mais aujourd’hui j’aimerais autant la mule. Si nous troquions ?… — J’étais venu pour vous le proposer, » dit le Français. Une heure après, son domestique conduisait la mule chez l’Égyptien et ramenait la perle d’Éthiopie. Le roman a fini comme beau-

  1. Théodore Ier (negus Todros).