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à peu près au même niveau que leurs voisins musulmans. Malgré la partialité du régime actuel pour les employés islamistes, les Coptes, nés scribes, encombrent les immenses bureaux de la mudirie ou préfecture de Khartoum. Dans toute la bureaucratie égyptienne, le calendrier copte a supprimé celui de l’hégire. Rien d’original comme une visite au bureau central de la mudirie khartoumienne : c’est une longue galerie bordée de divans sur les nattes desquels sont accroupis quatre-vingts ou cent écrivains travaillant activement au milieu d’un brouhaha inouï, dodelinant de la tête et chantant sur des airs dramatiques : « trois fois sept vingt et un, et trois fois deux tiers vingt-trois. » Je défie un Copte de faire une addition sans la chantonner avec ou sans vocalises. De temps à autre, un négrillon apporte à un commis un modeste plat de bamieh, à son chef de bureau une succulente asida ou un pilaf bien doré ; un autre prend le café. Mallem Todros (le docteur Théodore) promène un regard majestueux sur la salle ; ce mallem Théodore est aujourd’hui l’autocrate des bureaux, « le premier écrivain. » Il a la carrure et le visage des rois assyriens du musée du Louvre, et les plus beaux yeux que jamais femme ait eus ; au demeurant, le plus doux des hommes. Il eut le malheur, il y a quelques années, de s’engager sur le Nil pour faire la traite de l’ivoire. Son équipage se révolta, lui lia poings et pieds, sa femme fut violée sous ses yeux, et, arrivé à Khartoum, il ne gagna rien à porter plainte : les coupables jurèrent qu’il était fou par tous les prophètes du monde, et tout fut dit. N’était-il pas un chrétien, un raïa ?

Les Coptes eurent, pendant mon séjour à Khartoum, ce qu’on pourrait appeler leur affaire Mortara. Un Copte donne une paire de soufflets à son fils, jeune garnement de onze ans, qui lui avait volé quelques piastres. Le drôle, pour se venger, va chez un musulman du voisinage et lui déclare qu’il se fait croyant. Ses parens apprennent le fait, vont le réclamer, et sont mis à la porte. Tout éplorés, ils vont se plaindre au consul des États-Unis, Chenouda fils, jeune mulâtre, dont le père était le membre le plus riche et le plus influent de la colonie copte. M. Chenouda était un garçon de cœur, et n’hésita pas. Il passa son paletot, prit son chapeau gris, se rendit chez le mudir et réclama impérieusement le petit transfuge. « Mais, dit ingénument le préfet, maintenant qu’il a vu la religion de la lumière (din en nour), il ne peut rentrer dans le culte des ténèbres M. Chenouda profita de cette maladresse pour menacer le mudir d’un procès-verbal d’outrage public à un culte reconnu, au hatti-houmayoun, et le malheureux mudir ne savait plus à qui se vouer, quand le vieux Chenouda, averti par la rumeur publique, arriva en tempêtant. Il était en train depuis quelques jours de passer au gouvernement une fourniture de sel très avariée, opération délicate